Quand la vie est une balle de match

« Les gens n’osent pas admettre à quel point leur vie dépend de la chance. Cela fait peur de penser que tant de choses échappent à notre contrôle. C’est comme dans un match de tennis quand la balle frappe le haut du filet, avec un peu de chance elle passe, et on gagne. Ou bien elle ne passe pas, et on perd. » Prononcé par le personnage de Chris Wilton en ouverture du film de Woody Allen Match Point (2005), ce constat est celui d’un homme scandaleusement chanceux : professeur de tennis d’extraction modeste, il a réussi à épouser la fille d’une riche famille de la bourgeoisie londonienne tout en échappant à la police pour le meurtre de sa maîtresse grâce à un ultime coup du sort : la bague de sa victime qu’il a jetée dans la Tamise a été retrouvée sur le cadavre d’un SDF, devenu ainsi le coupable idéal. Même si le fantôme de sa victime hante dorénavant les nuits de Chris Wilton, la « balle de match » de la vie est tombée du bon côté du filet pour lui. Quant au spectateur, il est invité à s’interroger sur la valeur éthique d’une chance qui sourit aux criminels et accable les misérables.

Nous la chérissons lorsqu’elle nous permet de faire une rencontre décisive, d’échapper à un accident ou de gagner au loto ou au poker. Mais nous la redoutons quand elle nous échappe ou qu’elle nous est défavorable. Nous regardons avec méfiance ceux qui croient pouvoir la provoquer à force de ruse ou de subterfuges, mais avec tendresse ceux qui nous apparaissent comme d’éternels malchanceux. Car, dans le fond, soit elle n’existe pas – et nous ferions mieux d’agir plutôt que de nous en remettre à une croyance superstitieuse. Soit elle existe bel et bien – mais elle est inconnaissable et souvent injuste. Pourquoi celui-ci a-t-il la chance de naître dans une famille fortunée dans un pays en paix, alors que celui-là est confronté depuis sa naissance à la misère, à l’abandon ou à la guerre ? Pourquoi tout semble réussir à celle-ci, alors que celle-là est en proie à une adversité permanente, en dépit de ses efforts ? Illusoire, insaisissable ou fluctuante… Dans tous les cas, il serait déraisonnable de tabler sur elle.

Plus dure sera la chute

Qu’est-ce que la chance ? C’est la possibilité qu’un événement ou une série d’événements heureux nous advienne dans une situation ouverte. Le mot vient du latin cadentia, « chute », en particulier celle des dés qui tombent quand on les jette sur le tapis de jeu. Les Grecs en faisaient une déesse, Tychè, du destin, de la justice et de l’abondance, souvent représentée avec une corne d’abondance, comme son équivalente romaine, Fortuna. Elle n’est pas à disposition des mortels, et ceux qui se vantent de la posséder risquent de voir s’abattre sur eux la colère de Némésis, la terrible déesse de la vengeance. La tychè se distingue du hasard pur, qui se dit automaton. C’est le terme qu’utilisent les épicuriens pour définir la rencontre hasardeuse des atomes dans leur chute perpétuelle au sein du cosmos : il peut leur arriver de bifurquer de leur voie, sous le coup du clinamen.

À la différence du hasard, la chance, elle, paraît distribuer ses bienfaits intentionnellement. Ce qui conduit à la personnifier sous les traits d’une puissance agissante qui présiderait au cours des choses et dont il faudrait savoir s’attirer les faveurs ou limiter l’influence par des techniques magiques, à l’instar de toutes nos petites superstitions quotidiennes (ne pas marcher deux fois de suite sur la même dalle dans la rue, éviter de passer sous une échelle, jouer les mêmes chiffres au loto, etc.).

Œdipe, le scénario catastrophe