Pourquoi on pédale dans le vite ?
D’où vient ce sentiment de vivre de plus en plus vite tout en faisant du surplace ? Entre mutation technique, économique et même métaphysique, quatre philosophes examinent les ressorts du temps nouveau.
Le temps en lui-même ne peut aller plus vite. Néanmoins, nous avons le sentiment que tout s’accélère et que le rythme de notre vie est devenu celui d’une course folle. On mange plus vite, communique plus vite, travaille plus frénétiquement, dort moins – la durée moyenne du sommeil a baissé de deux heures depuis le XIXe siècle. En un siècle, la vitesse de communication a augmenté de 107 %, celle des transports personnels de 102 %, celle du traitement de l’information de 1 010 %. C’est la dimension évidente de l’accélération, sa face matérielle et visible, mais c’est aussi celle qui nous voile le sens profond du phénomène. La technique nous permet de faire plus de choses plus vite, soit ! Mais alors pourquoi ce temps gagné ne se monnaie-t-il pas en temps libre ? Pourquoi avons-nous le sentiment, à mesure que nous allons plus vite, d’avoir moins de temps ? Tel est le paradoxe de l’accélération sur lequel l’explication technique est silencieuse.
L’homme débordé est une nouvelle figure de l’humanité qui étonnerait un ethnologue s’il le rencontrait dans les tréfonds de quelque île tropicale plutôt qu’au coin de toutes les rues de nos mégapoles : voilà un individu obligé de croître et d’accélérer en vue… de rester sur place. Comme tout se précipite autour de lui, il est obligé de courir pour rester « à bord ». Sollicité de toute part par l’urgence et la multiplicité des tâches, il a le sentiment de ne pouvoir s’adonner à aucune activité singulière. Les génies de l’histoire moderne ont achevé des œuvres qui nous semblent aujourd’hui démesurées : ils n’avaient pourtant pas le sentiment d’être débordés… Pourquoi ? Qu’est-il arrivé à notre expérience du temps ?
En interrogeant les philosophes, trois explications se dessinent. La première voit dans l’accélération le produit de la nouvelle révolution industrielle qui tend à nous soumettre au cycle infernal de la consommation (lire l’intervention de Bernard Stiegler, p. 45). La seconde fait de cette accélération le produit d’un changement dans notre conception du temps, que nous tendons à quantifier et à fractionner toujours davantage (lire les interventions d’Étienne Klein et de Françoise Dastur, pp. 46-47). La dernière, enfin, insiste sur l’élément existentiel : nous sommes tous en quête d’intensité. Après la mort de Dieu, nous cherchons dans l’instant un succédané de l’éternité (lire l’interview de Hartmut Rosa, ci-contre). À chacune de ces explications correspond une stratégie philosophique pour contrer l’accélération : disciplines d’appropriation des nouvelles technologies ; recueillement de la pensée pour « laisser être » le temps ; expériences de résonance avec la nature ou avec les autres. Lorsque toutes ces stratégies auront été épuisées, il restera toujours possible, conclut Étienne Klein, de s’adonner au pur plaisir de la vitesse…
Hartmut Rosa
« L’accélération est l’équivalent de la promesse religieuse de vie éternelle »
Selon vous, les technologies qui nous donnent les moyens d’aller de plus en plus vite ne sont pourtant pas le principal moteur de l’accélération.
Hartmut Rosa : La technique est une réponse à une demande de vitesse qui vient d’ailleurs. Derrière l’outil technologique, il y a une logique sociale et existentielle. Dans le monde prémoderne dominé par la tradition, les choses sont censées rester telles qu’elles ont toujours été – le grand-père dit à son petit-fils : « Mon garçon, le monde est comme ci, comme ça… » Avec la première modernité, la structure temporelle a basculé vers le changement et l’avenir – le grand-père dit alors à son petit-fils : « De mon temps, les choses étaient différentes. Peu importe que ton père soit boulanger ou prêtre, catholique ou libéral, tu dois trouver ta voie. » L’important est qu’à chaque génération corresponde une nouvelle expérience du monde. Mais dans la modernité tardive, le changement est passé d’un rythme intergénérationnel à un rythme intragénérationnel. Divorces, remariages… les cycles de vie familiaux durent aujourd’hui moins longtemps que la vie d’un individu. Dans le monde du travail, les métiers changent à un rythme plus élevé que les générations : onze fois dans la vie d’un Américain ayant suivi des études supérieures ! Désormais, le père ne dit plus à son fils : « Mon monde est le tien. » Il dit : « À présent, les choses sont ainsi, mais prépare-toi au changement. » Les jeunes savent que le monde change plusieurs fois au cours d’une même vie.
Cela provoque ce que vous appelez une « accélération du rythme de la vie ».
Elle peut être définie comme l’augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps : nous essayons de faire davantage de choses en un temps donné. Nous y parvenons en accélérant les processus de la vie : on mange au fast-food, on rencontre les gens par speed dating… Lorsque nous passons du temps avec nos enfants, nous essayons qu’il soit le plus intense possible parce que nous n’avons que peu de temps à leur consacrer. Nous essayons également de nous débarrasser des moments de pause, des moments où nous gaspillons du temps. Tout se passe comme si nous augmentions la vitesse de la vie elle-même.
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