Hartmut Rosa : “La décélération pandémique, je l’ai observée physiquement en moi”

Quelle place occupe la philosophie dans votre vie ?

Hartmut Rosa : Pour moi, la philosophie et la vie ne peuvent pas être séparées de cette façon. Les deux sont profondément liées. Je m’intéresse à la façon dont nous sommes situés dans le monde, à la nature de notre relation avec le monde, à ce qui constitue la « réussite » de cette relation. Ma réflexion s’articule autour du concept de résonance : l’homme aspire à un monde qui lui réponde, à ce que quelque chose, dans ce monde, lui parle, à ce que ce quelque chose résonne en lui, le touche. Voilà le cœur même de ma vie, personnelle et philosophique. Il y a bien sûr une dimension biographique. 

Dans quelle mesure ?

Je viens d’une région très catholique, la Forêt-Noire, et d’une famille très simple, où personne n’avait fait d’études. Mais mes parents se considéraient comme des chercheurs de vérité. Ils ont quitté l’Église catholique parce qu’ils étaient convaincus que la vérité ne pouvait pas se réduire à ce que le prêtre leur disait. Ils se sont donc rapprochés des milieux rosicruciens, puis bouddhistes et anthroposophiques, et enfin – pendant longtemps – ils se sont tournés vers l’hindouisme. D’une certaine manière, j’ai grandi dans une secte hindoue. Je ne mangeais pas de viande, etc. Tout ce qui était amusant était interdit, pourrait-on dire ! Un peu comme dans l’éthique protestante. Le mondain est rejeté et le spirituel est valorisé.

“L’homme aspire à un monde qui lui réponde, à ce que quelque chose, dans ce monde, lui parle” Hartmut Rosa

Vous avez grandi dans un climat d’hostilité aux sens ?

Hostilité aux sens oui, dans une certaine mesure. Et pourtant, il y a un lien avec la résonance. Dans l’hindouisme, tout commence par un son, par la syllabe « Aum » (ॐ). L’univers n’est pas vide, muet, il sonne, il répond, il résonne... Dans ma propre pensée, dans l’expérience de la résonance, le son est comme un appel. Quelque chose me parle, m’interpelle, s’adresse à moi. Ce n’est pas sans lien, bien sûr, avec la pensée chrétienne. Dans le christianisme, le mot vient en premier. Un autre aspect essentiel a à voir avec mon enfance hindoue… 

Lequel ?

L’expérience de l’aliénation. Dieu merci, toute mon enfance n’a pas été façonnée par l’environnement hindou, et je suis donc, aujourd’hui, un grand défenseur de la scolarité obligatoire. L’école m’a sauvé, d’une certaine manière. Mais je ne me sentais pas non plus vraiment appartenir à l’école, parce qu’il y avait ce contre-monde, hindou, dans ma vie. Fondamentalement, encore aujourd’hui, je ne me reconnais que dans des formes de demi-adhésion. J’en ai fait un principe, même si ce n’est pas forcément volontairement. Je fais partie, mais pas entièrement. 

Comment cela se manifeste-t-il aujourd’hui ?

J’occupe une chaire de sociologie, mais de formation, je suis philosophe et politologue. Je suis encore bien ancré dans le village où je vis, j’y joue de l’orgue, etc. Je travaille aussi à Iéna et Erfurt. Je crois maintenant que la demi-appartenance est un préalable pertinent pour la pensée. J’ai compris cela en lisant Zygmunt Bauman (1925-2017), qui se demandait pourquoi les personnes d’origine juive étaient très souvent de bons sociologues – pensez à Adorno ou Simmel. La raison, c’est la demi-distance, dit Bauman. Vous faites partie de la société, mais pas entièrement. Vous connaissez intimement la société, mais en même temps vous gardez une distance. La plupart des grands philosophes ont connu une période de leur vie où ils se sont retirés du monde, où le monde s’est retiré d’eux. Comme si le sol se dérobait sous leurs pieds. Il faut un moment de vacillement pour retrouver l’expérience individuelle de la résonance.