Hartmut Rosa : “La résonance consiste à accepter d’être dérangé dans ses habitudes”
Dans notre rapport au monde, à nos semblables et à nous-mêmes, faut-il chercher l’harmonie ou cultiver la différence ? Pour le sociologue Hartmut Rosa, penseur de l’accélération et de la résonance qui vient de faire paraître Pourquoi la démocratie a besoin de la religion, il s’agit d’entendre la contradiction et de reconnaître nos impuissances.
Qu’est-ce qui distingue la résonance de l’accord avec soi ?
Hartmut rosa : Commençons par prendre un exemple évident. Vous parlez à un ami. Si vous êtes tout le temps d’accord, c’est sans intérêt, n’est-ce pas ? Toute conversation stimulante, y compris dans un entretien comme celui-ci, démarre par une forme de différence ou de désaccord. D’une part, il faut qu’il y ait, sinon un accord, du moins de l’empathie, une ouverture et de l’intérêt pour l’autre : je veux être ouvert à ses arguments. Mais, d’autre part, j’entends ce que vous dites, qui est très différent de ce que je pense, et débute alors un mouvement dynamique dans mes pensées qui mène à une transformation personnelle. Je raffine mes idées et de nouvelles apparaissent. Cela peut être aussi de nouvelles émotions ou sensations, s’il s’agit de musique. Il n’est pas question de rester parfaitement en accord. La résonance contient ces deux éléments que sont la différence – avec ce que je ne comprends ni ne maîtrise pas parfaitement – et la transformation – je ne demeure pas dans le même état au cours de ce processus. Quand je suis en contact avec une altérité, je me réponds à moi-même. Je ressens une forme d’auto-efficacité car je suis capable de répondre à une impulsion et d’agir.
“Toute conversation stimulante démarre par une forme de différence ou de désaccord”
Quelle dose de désaccord et de dissonance sommes-nous capables d’accepter ?
Cela a à voir avec l’expérience ou plutôt avec les outils de l’habitude. Une musique sans aucune tension, une musique new age, d’ascenseur, par exemple, sonne bien. Mais il n’y a en elle aucune distorsion, elle ne touche ni n’affecte personne. En revanche, même dans les musiques populaires, il existe des formes de tension. Dans le rock, les guitares produisent une distorsion qui ne sonne pas toujours bien. C’est donc aussi une question d’habitude d’écoute. Si vous êtes un fan de heavy metal, vous pouvez supporter ces moments désaccordés. De même, si vous êtes amateur de musique classique, vous pouvez apprécier la musique atonale. Il en va ainsi dans la pratique de l’échange : certains ont besoin qu’on les contredise, d’autres deviennent rapidement nerveux si on le fait.
Peut-on filer cette métaphore musicale et se demander ce qui fait qu’on s’accorde à reconnaître les chefs-d’œuvre ? Ce sentiment de résonance est-il objectif ou purement subjectif ?
J’hésite à parler de chef-d’œuvre. Le sociologue Pierre Bourdieu a bien montré qu’il y a une part d’imitation et de pression sociale dans les jugements de goût. Par ailleurs, parler de résonance à propos d’une œuvre n’est pas adapté, car ce n’est pas une chose qui la produit et moi qui la reçois. Cela désigne avant tout une relation entre la chose et moi. Certains font l’expérience de la résonance en écoutant, par exemple, une symphonie de Beethoven ou en regardant un tableau de Van Gogh. Ce qu’on peut observer alors, c’est le fait d’être touché par une chose complètement hors de notre contrôle mais qui nous transforme. Cela tient à la culture et à la tradition qui amènent au raffinement. L’expérience de la résonance appelle ce qui est déjà en nous et, en même temps, elle est transgressive, elle va au-delà de ce que nous avons déjà expérimenté.
On a parlé de la résonance avec autrui et avec le monde. Qu’en est-il de la résonance avec soi-même ?
Le plus souvent, nous n’avons que des formes de relations silencieuses, voire aliénées au monde, simplement instrumentales. Nous pouvons aussi avoir des relations instrumentales à nous-mêmes, ceci à deux niveaux. Au niveau du corps, imaginons que je ressente une douleur dans le dos. La façon instrumentale de réagir serait de recevoir une injection médicamenteuse chez le médecin. J’ai une douleur, je m’en débarrasse. Mais je peux aussi entrer en résonance et me demander d’où vient la douleur, quels mouvements l’aggravent ou la soulagent, quelle posture adopter. Le corps parle un langage qu’on ne comprend pas complètement, mais il envoie des messages auxquels je suis capable de répondre en provoquant un changement. Mes habitudes peuvent évoluer de manière imprévisible. Il en va de même avec la psyché. Je peux rougir et ma voix vaciller quand je fais une présentation publique. Mon corps réagit d’une façon que je désapprouve et que je peux changer. Mais je crois que votre question portait aussi sur nos principes et nos idéaux. C’est ce que j’appelle maintenant – même si je n’en parle pas explicitement dans le livre – le quatrième axe de la résonance, celui du soi. Il complète les axes vertical – le rapport au monde, au temps, au cosmos – , horizontal – le rapport aux autres, à la communauté – et diagonal – le rapport aux choses matérielles. Je ne l’ai pas inclus d’emblée, car la résonance ne commence pas avec soi. Tous les livres de développement personnel disent à chaque étape ce que devez faire : être conscient, détendu, patient avec vous-même, méditer, marcher… Or la résonance ne débute pas avec ce que l’on fait, soi, mais du dehors. Et ce dehors peut être en soi. S’agissant des idées et des idéaux – j’emprunte cette idée au philosophe Charles Taylor –, nous sommes toujours dans un dialogue intérieur. On argumente contre soi : « tu es si paresseux », « tu es encore en retard », « tu as trop bu hier soir » ou « quel idiot, tu n’as pas osé parler à telle femme ou à tel homme qui te plaisait ! »… Cela tient au fait que l’être humain interprète et commente sans cesse ce qu’il fait. Je ne peux pas diriger mes désirs mais je peux entrer en résonance avec eux. Je peux désirer une bière, de la drogue ou la mauvaise personne, avoir un désir qu’au fond je n’aime pas. Alors j’ai deux possibilités. La première, je suis toujours mes désirs, ce qui ne conduit pas nécessairement à une vie bonne ou à l’harmonie, car les effets d’une telle conduite peuvent être désastreux. Mais je peux aussi emprunter le chemin opposé et ne jamais aller contre mes principes. Cela me paraît un rapport à soi très silencieux. Admettons que je sois végane et que je ne mange aucune forme de viande. Si je suis invité chez ma grand-mère qui, très enthousiaste, a cuisiné un merveilleux rôti pour moi, elle se désolera que je n’y goûte pas. Si, alors, elle propose un plat alternatif et que je le refuse aussi, mon refus pourra abîmer ma relation avec elle et, finalement, avec moi-même. Nos idées et nos principes doivent s’adapter, sans quoi nous devenons une personne morte ou fanatique… ou disons peu agréable.
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