Pourquoi les musées nous manquent
Bien sûr, les bars, les cafés et les restaurants nous manquent, de même que les salles de spectacles et, pour certains, les boîtes de nuit. Mais parmi les renoncements qu’engendre le dispositif sanitaire actuel, la fermeture des musées crée aussi une vive frustration chez tous les amateurs d’art qui trépignent d’impatience à la perspective de leur prochaine réouverture et jettent des regards jaloux en direction des pays voisins. À nos frontières, l’Italie, l’Espagne et la Belgique notamment ont autorisé leurs musées à rouvrir leurs portes alors que celles de leurs homologues français restent closes. Au-delà de l’enjeu économique (relativement mince en cette période de vaches touristiques maigres), c’est toute une politique publique, entre santé et culture, qui est en jeu. Après que les librairies ont été reconnues comme commerces essentiels, pourrons-nous bientôt arpenter à nouveau les salles d’expositions et les musées ? Et que nous manque-t-il précisément ? Tentative de réponse avec les philosophes Hegel et Walter Benjamin… et l’historien Krzysztof Pomian, qui publie une monumentale histoire mondiale du musée.
- Du virtuel, oui, mais sans aura. L’art, estime Hegel (1770-1831) dans son Esthétique, correspond à un besoin spirituel fondamental de l’être humain qui cherche à projeter à l’extérieur de lui-même ce qu’il est profondément. Mais comment satisfaire un tel besoin en temps de pandémie ? Aux impatients qui voudraient sacrifier le risque sanitaire à l’autel de leur appétit d’esthète, il est facile de répondre qu’il existe des remèdes technologiques susceptibles de les combler, puisque la numérisation des œuvres a permis presque partout d’offrir des reproductions accessibles au moyen d’une simple connexion internet. On doit cependant reconnaître avec Walter Benjamin (1892-1940), auteur de L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, qu’aucune de ces images ne vaut le « contact » authentique avec un original. Pour Benjamin en effet, par sa présence physique et originale, l’œuvre d’art est nimbée d’une « aura » inimitable et non-reproductible : la plus habile copie ou la meilleure définition d’un grand écran 4K UltraHD ne remplacera jamais l’émotion sensorielle procurée par la rencontre avec la beauté d’une toile, unique et singulière, qui s’ancre dans la matière. C’est d’ailleurs la raison officielle qui explique qu’à travers le monde les musées voient leur fréquentation croître grâce à des hordes de visiteurs toujours plus nombreux.
- Regarder les autres regarder les œuvres (ou pas). Mais cette raison n’est pas la seule. Visiter un musée constitue une expérience à part entière, bien différente de celle qui consiste à surfer derrière son écran. Et paradoxalement, ce qui nous manque à l’heure actuelle est aussi ce qui peut nous agacer en temps ordinaire. À commencer par les foules, qui gênent notre contemplation des œuvres et que nous rêvons souvent de faire disparaître – c’est le fameux paradoxe du touriste qui déteste ses semblables (à moins que ce ne soit le reflet de lui-même ?) et voudrait se trouver seul dans des lieux désertés. L’un des inavouables plaisirs des musées vient en effet de ce que l’on aime capter à la volée les commentaires (tantôt érudits, tantôt philistins) prononcés par les autres visiteurs, mais aussi critiquer ceux qui courent d’une salle à l’autre sans avoir pris le temps de regarder les œuvres le temps qu’on aura jugé soi-même nécessaire, ceux qui n’ont d’yeux que pour les chefs-d’œuvre préalablement identifiés et fléchés comme tels, ou encore ceux qui passent leur temps à lire les guides ou les notices sans lever leur nez… Dans les galeries des musées, cherchons-nous la beauté seulement, ou tout autant la distinction sociale et culturelle ?
- Le plaisir de la déambulation. Si le musée est un théâtre mondain, il constitue également un lieu de promenade. Déambulant nonchalamment d’une salle à l’autre, quitte à s’égarer parfois, on prend plaisir à admirer l’architecture, l’éclairage, la couleur des murs et toute la muséographie qui contribue à mettre en valeur les œuvres. Notre œil n’observe pas seulement les tableaux et les sculptures, mais aussi tout ce qu’il y a autour. C’est d’ailleurs pour retrouver ce plaisir là que certains musées, comme ceux du Vatican par exemple, proposent des visites virtuelles dites « à 360° ». Les musées de Strasbourg proposent même des visites guidées à distance, où il s’agit de suivre le parcours d’un médiateur qui déambule dans le musée et commente « en direct » les œuvres qu’il croise sur son chemin, comme pour reconstituer une promenade spontanée.
- Le modèle du Louvre. Rien de tout cela n’est pleinement satisfaisant, et nous devons nous résigner à prendre notre mal en patience. Quand donc pourrons-nous retrouver nos chères cimaises ? Je ne le sais pas – et la ministre de la Culture Roselyne Bachelot elle-même ne semble pas le savoir davantage. Mais j’ai trouvé un expédient dans la lecture de la vaste épopée que publie l’historien franco-polonais Krzysztof Pomian sur l’histoire du musée. Après la publication du tome 1 il y a quelques semaines, paraît en ce moment le deuxième des trois volets prévus : Le Musée, une histoire mondiale. 2. L’ancrage européen, 1789-1850 (Gallimard, 2021). Pomian y retrace notamment la création du Louvre au lendemain de la Révolution française – musée auquel était assignée l’ambition immense de former « un nouveau goût dont la propagation fera de la France, réincarnation de la Grèce, une nation artiste ». C’est à la suite et à partir de ce modèle de « Louvre révolutionnaire », explique Pomian, que se sont ouverts d’autres musées en Europe pour exposer les œuvres d’art spoliées lors des campagnes napoléoniennes et de retour dans leur pays… avant que les revendications nationales ne donnent par la suite naissance aux musées d’histoire, aux musées militaires, etc.
- La fin de la peste. Espérons que la réouverture des musées n’aura pas à attendre la publication du troisième et dernier tome de cette passionnante histoire illustrée du musée. Espérons que, d’ici là, vous aurez l’occasion de me croiser peut-être au Louvre, aile Richelieu, 2e étage, salle 826, méditant devant un tableau de Nicolas Poussin à l’histoire étonnante, Sainte Françoise Romaine annonçant à Rome la fin de la peste (1657)...
Parus aux Éditions Gallimard (coll. NRF), les deux premiers tomes de la somme Le Musée, une histoire mondiale, de Krzysztof Pomian, sont disponibles ici et là.
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