Pourquoi aimons-nous collectionner des objets ?

Il y a quelques centaines de milliers d’années, nos ancêtres Sapiens collectionnaient déjà des objets. Pas des timbres, des pins ou des capsules de bouteille, mais des silex usagés, hérités de leurs aïeux. C’est la découverte étonnante faite par une équipe israélienne menée par Ran Barkai et Bar Efrati. « Cette étude suggère que les collectionneurs et l’envie de collectionner pourrait être aussi vieille que l’humanité. Tout comme nous, nos ancêtres attachaient une grande importance aux objets anciens, ils les préservaient comme objets de mémoire. »

Mais d’où nous vient cette passion de la collection ? Le point de vue de Walter Benjamin.

Pourquoi collectionnons-nous des objets ? Le philosophe Walter Benjamin s’est posé la question dans différents textes. À ses yeux, le collectionneur incarne une « tentative grandiose pour dépasser le caractère parfaitement irrationnel de la simple présence de l’objet dans le monde, en l’intégrant dans un système historique nouveau, créé spécialement à cette fin, la collection » (Paris, capitale du XIX^e siècle. Le livre des passages). Il lutte contre la dispersion, l’éparpillement du monde – contre la réduction du monde à une somme de choses qui ne valent pas pour elles-mêmes mais parce qu’elles s’intègrent dans un réseau, un système de fonctions, de buts et d’utilité.

Le regard du collectionneur est « un regard qui voit mieux, et différemment, que le regard du possesseur profane ». Il s’efforce de « relier la fidélité à la chose, au détail et à ce qui s’abrite en elle, avec la protestation obstinée, subversive contre le typique, contre le classifiable. […] En chacun de ses objets le monde est présent. Et ordonné. Mais ordonné à travers des connexions surprenantes, voire incompréhensibles au profane. […] Ce qui est décisif, dans l’art de collectionner, c’est que l’objet soit détaché de toutes ses fonctions primitives, pour nouer la relation la plus étroite possible avec les objets qui lui sont semblables. Celle-ci est diamétralement opposée à l’utilité et se place sous la catégorie remarquable de la complétude. »

« Renouveler le monde – c’est là l’instinct le plus profond dans le désir qu’éprouve le collectionneur d’acquérir de nouveaux objets. » Ce renouvellement implique un écart avec la chose : la rupture du rapport d’utilité avec elle. C’est la raison pour laquelle le collectionneur se tourne de manière privilégiée vers les objets du passé. « Le collectionneur se plaît à susciter un monde non seulement lointain et défunt mais en même temps meilleur ; un monde où l’homme est aussi peu pourvu à vrai dire de ce dont il a besoin que dans le monde réel, mais où les choses sont libérées de la servitude d’être utiles. » (Écrits français) La collection devient « une encyclopédie rassemblant tout ce qu’on sait de l’époque, du paysage, de l’industrie, du propriétaire dont elle provient ».

Est-ce vraiment dans ce rapport aux choses que se tenait nos lointains ancêtres préhistoriques ? Difficile à dire. Le fait que les silex de leurs prédécesseurs soient retaillés semble indiquer que les outils du passé n’étaient pas simplement collectés mais activement réutilisés. Cette persistance de l’utilité semble contredire la vision avancée par Benjamin. Il semble cependant que « le réemploi de l’outil était lié à des motifs plus spirituels ou émotionnels », constatent les membres de l’équipe israélienne. Les objets changeaient de fonction dans leur recyclage. Peut-être acquéraient-ils un usage davantage ritualisé, arraché à l’immédiateté du temps. « Nous suggérons que les humains préhistoriques ont collecté et recyclé de vieux outils parce qu’ils attachaient une importance aux objets fabriqués par leurs prédécesseurs », note Barkai. L’outil ancien « porte la mémoire de ses ancêtres ou évoque un lien avec un certain lieu ».

« Cela nous montre que la collection n’est pas une nouvelle invention à l’époque moderne », mais un trait anthropologique typique de l’espèce humaine, conclut Barkai. Benjamin aurait peut-être été plus mesuré – mais à n’en pas douter intrigué par cette découverte.