“Philosophie du problème”, de Philippe Danino

Problèmes matériels, problèmes de santé, problèmes théoriques, problèmes personnels, problèmes familiaux, problèmes collectifs, problèmes politiques, problèmes de sécurité, problèmes économiques… Le terme est utilisé à tort et à travers, et mis à toutes les sauces. Si beaucoup de ces usages sont sans doute abusifs et occultent la spécificité du mot, il est pourtant indéniable qu’il existe bien des types de problèmes. Quel est leur « noyau commun » ? Quelle est « l’essence » du problème ? C’est à cet épineux… problème que s’attelle Philippe Danino dans Philosophie du problème (CNRS Éditions, 2021). Pour s’y retrouver, il commence par distinguer le problème de ce qu’il n’est pas.

Énigme 

L’énigme – celle du Sphinx, par exemple – prend toujours la forme d’une « interrogation dont le sens est caché, parce qu’elle se donne en des termes obscurs ou ambigus ». Elle est toujours formulée par quelqu’un qui choisit, à dessein, de crypter son message ; et ce message implique un travail d’interprétation. Au contraire, « la situation ou l’énoncé problématique paraît d’emblée intelligible : j’en identifie les termes et la difficulté à résoudre. » Non que je puisse formuler clairement l’intégralité de la question, mais ce que je peux en dire, je peux l’exprimer sous une forme explicite.

Mystère

Contrairement au problème, qui est une notion d’abord philosophique, le mystère possède une origine religieuse. Mais la différence ne s’arrête pas là : « Le problème se distingue du mystère comme l’inconnu – inhérent à tout problème – se distingue de l’incompréhensible. » Le mystère n’a pas de solution, il exclut que l’on sache jamais ; le problème, au contraire, implique la possibilité de savoir, et « suppose nécessairement une part de savoir ». Dernière différence : là où le problème est « devant moi » et me « barre la route », le mystère me « dépasse » et m’absorbe tout entier sans que je puisse jamais m’en détourner.

Aporie

L’aporie relève d’abord de la logique : elle marque une contradiction apparemment indépassable entre deux thèses. Elle est donc, essentiellement, d’ordre intellectuel, contrairement au problème dont le champ est beaucoup plus vaste. Mais surtout, l’aporie marque une fin de non-recevoir, une impossibilité de continuer à cheminer, de se frayer une voie : elle me « perd ». À l’inverse du problème qui, s’il est un « obstacle », m’invite à trouver un chemin dans l’inconnu.

Question

C’est sans doute la distinction la plus importante, car tout problème prend toujours, d’une manière ou d’une autre, la forme d’une question. Mais toute question n’est pas problème. En générale, la question n’est qu’un « défaut d’information » qui « ne veut rien d’autre qu’une réponse ». Réponse qui, si elle n’est pas en ma possession, pourrait être fournie immédiatement par quelqu’un qui la connaît. Au contraire, le problème marque « une situation qu’on ne sait pas comment trancher, qui semble ne pas pouvoir, sinon difficilement, recevoir de solution. » Un problème est « une question difficile à résoudre et dont la solution apparaît incertaine. »

Problème

De cette approche comparative, Danino tire les principales caractéristiques du problème, dont l’étymologie porte la trace : le problème est ce qui est « jeté là devant », résiste à mon « avancée » et implique à la fois une « discussion » et un « effort » patient pour « ouvrir une voie à travers ce qui est sans chemin visible. » C’est tout le paradoxe du problème : « Il nous arrête et nous bloque, [mais] provoque également notre activité de recherche et d’invention d’expédients. En ce sens, il révèle nos limites, en matière de compréhension, de savoir ou de savoir-faire, mais aussi notre grandeur. » Mais surtout, ce n’est pas quelqu’un qui me pose le problème : ce problème, je le rencontre par mon contact avec le réel. « Le réel est ce qui résiste, et il résiste de multiples façons. » Il me sollicite, me requiert dans un langage qui n’est pas totalement compréhensible. Tel est sans doute le propre de l’humain : le monde fait problème, il nous arrête, et cet « arrêt » nous détache de l’immédiateté. Il introduit un écart, une distance entre nous et le réel, où peut s’engouffrer le sens. Écart inconfortable, embarrassant, que nous tentons de résorber en nous attachant à des thèses « dogmatiques », définitives. Mais à ce jeu-là, nous perdons notre propre essence : l’homme est un être interrogatif.

Philosophie du problème, de Philippe Danino, vient de paraître chez CNRS Éditions. 240 p., 25€, disponible ici.