“Pas reposantes, voire anxiogènes” : faut-il supprimer les pauses-café ?
Une récente étude lituanienne indique que les courtes pauses, comme les pauses-café, ne permettent pas d’enrayer la fatigue au travail. Une vision partiale de l’« utilité » de ces moments qui rythment souvent notre quotidien ?
« Contrairement à la croyance populaire, nos résultats montrent que prendre de courtes pauses pendant la journée de travail n’améliore pas la fonction cognitive ni ne prévient la fatigue » : selon une étude lituanienne récente réalisée à grand renfort de tests sanguins et d’imageries cérébrales, la traditionnelle pause-café ne permet pas à l’individu d’améliorer ses capacités cognitives. Pour parvenir à ces conclusions, l’équipe a suivi 18 jeunes hommes lors d’une journée de sept heures organisée comme une journée de travail, avec son lot de tâches à effectuer. Ces tâches permettaient de tester le niveau d’attention, de concentration, ainsi que les capacités d’apprentissage et de mémorisation. Les participants avaient par ailleurs pour directive de prendre une pause de dix minutes toutes les cinquante minutes.
“En abandonnant une tâche alors qu’elle n’est pas terminée – ou à un point d’arrêt naturel pour respecter une obligation de pause –, vous ne faites rien de bénéfique”
Résultats ? Ces pauses répétées n’empêchent pas l’installation de la fatigue. Un excès de pauses pourrait même accentuer l’épuisement, le stress et l’anxiété, en fragmentant par trop la journée de travail. C’est du moins le cas lorsque la pause est imposée et ne survient pas de manière « naturelle », « organique » : « Le fait de découper et de modifier les tâches en fonction des pauses peut entraîner une anxiété, commentait le spécialiste du management Colin Rigby dans le quotidien britannique Evening Standard. En abandonnant une tâche alors qu’elle n’est pas terminée – ou à un point d’arrêt naturel pour respecter une obligation de pause –, vous ne faites rien de bénéfique. » La pause est passée à s’inquiéter de la tâche laissée sur le feu. S’y remettre après une interruption provoque une surstimulation cognitive.
Plus qu’un simple « coup de fouet »
On s’étonnera peut-être de cette grille de lecture restrictive de la pause-café, considérée comme simple moment de reconstitution de la force de travail (et, plus spécifiquement, des capacités cognitives). S’agit-il vraiment, pour le salarié, de régénérer sa productivité quand il s’accoude près de la machine à café ? De se remettre en condition de travailler alors qu’il se sentait pris par la fatigue ? Le patron rêve certainement de se voir « rembourser » par une productivité accrue le temps libre, improductif, « accordé » à son salarié (qui lui coûte en moyenne 490 euros par an selon une étude Online Opinions).
Mais les choses sont quelque peu différentes dans la réalité. Sans doute le travailleur prend-il souvent un café pour « se réveiller » (avec des effets plus que discutables, selon l’étude lituanienne) ou pour « décompresser » avant de se remettre plus efficacement à l’ouvrage. Cependant, la pause-café, tolérée sans posséder de statut bien défini dans le droit du travail, a toujours d’autres significations. Et le café lui-même, bien souvent, est en partie un prétexte.
Les différents sens de la pause-café
- Un rituel / La pause-café est souvent un élément rituel, qui contribue, pour l’individu, à la structuration d’un temps « routinisé », régulier, nécessaire à l’équilibre psychique. C’est le rôle rempli, en particulier, par le café du matin : un point de repère temporel.
- Un gage de sociabilité / Bien souvent, gagner la zone de la machine à café permet par ailleurs d’ouvrir un espace plus ou moins informel. Contrairement à l’espace du poste de travail où les interactions sont dévolues à la logique de la production, cet espace permet d’établir d’autres formes de relations, y compris amicales, avec des collègues. Les employés, devant leur tasse de « petit noir », n’entretiennent pas uniquement une relation de travail : leur rapport professionnel est débordé par d’autres possibilités, même si ces possibilités restent timides. C’est pourquoi la machine à café est un « totem à ragots », comme le note le journaliste et essayiste Nicolas Santolaria dans son livre Le Syndrome de la chouquette (Anamosa, 2018), soit un lieu où la vie rejaillit et contamine la sphère stricte du travail, où le social fait irruption dans l’économique. La pause n’a pas d’ordre du jour : son contenu conversationnel est ouvert.
- Un potentiel de subversion / Cet autre espace relationnel porte toujours en lui, même à un degré minimal, un potentiel subversif. La pause-café est un lieu important d’élaboration de « contre discours » sur l’entreprise. Interrompant la marche du « faire » professionnel, elle est l’occasion – en particulier dans un climat de travail tendu – de prendre du recul, de verbaliser les problèmes et les dysfonctionnements, d’effectuer un retour critique sur les tâches effectuées, sur l’organisation, sur la hiérarchie. Recul souvent redoublé par le détour de l’autre avec qui l’on converse. Dans la mesure même où la pause, puisqu’elle est une pause et pas une réunion, est en général improvisée, non planifiée, elle instille un brin d’anarchie d’autant plus grisant qu’elle entraîne, dans son sillage, la formation spontanée d’un éphémère collectif de « pauseurs », fédéré par l’interruption inopinée de la machinerie.
Méfiance, disponibilité et culpabilité
La réaction spontanée de l’employeur est, dès lors, souvent une réaction de méfiance face à cette connivence conviviale. En lieu et place d’une véritable salle de pause, l’on se contentera en général d’une machine sur un coin de table. « Le local est exigu et ne permet pas une communication libre est ouverte, du fait de la proximité des autres bureaux et, donc, des oreilles potentiellement indiscrètes », note le sociologue Vincent Petitet dans Enchantement et Domination. Le management de la docilité dans les organisations (Éditions des Archives contemporaines, 2007). En deçà des oreilles indiscrètes, la crainte de gêner ceux qui « charbonnent » dans l’open space produit déjà une forme de censure.
“Les employés ne se trouvent pas inclus dans une conversation profonde qui mobiliserait du temps et de la réflexion du fait de la présence de tout l’environnement professionnel autour d’eux”
Par ailleurs, « les individus se rendent ici totalement accessibles à une sollicitation professionnelle quelconque : en effet, ils restent proches de leur propre bureau […], ils restent debout (car l’espace “machine à café” n’a pas de chaises ni de tabourets afin que chacun puisse s’asseoir) et sont donc d’emblée en position d’arrivée/départ. […] Ils ne se trouvent pas inclus dans une conversation profonde qui mobiliserait du temps et de la réflexion du fait de la présence de tout l’environnement professionnel autour d’eux ».
La proximité immédiate des bureaux produit parfois un sentiment de culpabilité quant au fait de se savoir en pause alors que d’autres travaillent. Il n’y a donc pas vraiment, dans ces conditions, de « temps intime ou protégé » – pas de « niche d’inaccessibilité », selon le mot du sociologue israélien Eviatar Zerubavel (dans son ouvrage Hidden Rhythms, 1981 ; inédit en français) que cite Petitet. Par conséquent, le temps de la pause est souvent réduit à peau de chagrin et consiste souvent à parler boulot ou à échanger des banalités, faute de temps.
« Bienveillance » ou encadrement ?
Cette stratégie restrictive est cependant de plus en plus concurrencée par une autre, celle du « management bienveillant ». L’approfondissement des temps de pause au-delà du strict minimum nécessaire présente évidemment quelque risque, mais cet enrichissement – qui permet à l’employé de se sentir bien intégré au sein de l’entreprise et de sa « culture » comme au sein d’une petite famille – ouvre aussi sur de nouvelles possibilités d’accroissement des performances du travailleur.
Comment en tirer profit en minimisant les risques ? C’est tout l’enjeu de ce management du bien-être : augmenter les temps de pause, tout en accentuant le pilotage de ces moments de délassement dans des cadres davantage institutionnalisés (et parfois imposés, au moins tacitement) pour éviter les écarts. Mais – alors que la pause est d’abord un moment non planifié, spontané, où l’individu recouvre un usage autonome de son temps – peut-on encore dans ces conditions parler de pause ?
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