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La vice-présidente élue des États-Unis Kamala Harris, enfant. © Courtesy of Kamala Harris/AFP

Question éthique

Mon “vécu” me donne-t-il forcément raison ?

Nicolas Tenaillon publié le 25 novembre 2020 4 min

Kamala Harris, ex-procureure générale de Californie et vice-présidente élue des États-Unis, a promis à Joe Biden lors de la dernière campagne présidentielle américaine qu’elle partagera toujours avec lui son « expérience vécue », c’est-à-dire l’expérience d’une femme afro-indo-américaine qui s’est battue pour être reconnue. Dans un article paru dans le quotidien britannique The Guardian le 14 novembre, le philosophe Kwame Anthony Appiah s’est interrogé sur la légitimité de cet argument électoral. Par-delà l’enjeu politique, peut-on invoquer son « vécu » pour convaincre dans un débat ? S’appuyer sur la singularité de son expérience est-ce renoncer à élever la discussion à l’échange de concepts, par définition impersonnels, ou bien leur donner une assise dans le monde réel pour les rendre plus crédibles ?

  • Le « vécu » ne doit pas être confondu avec « l’origine ». Il est ce qu’on fait d’elle. Dans un débat contradictoire, il n’y a pas vraiment de pertinence argumentative à invoquer son origine ethnique, son milieu social ou son genre. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on ne n’a pas choisi de naître blanc ou noir, riche ou pauvre, femme ou homme. En revanche, il est légitime d’avancer que, par exemple, né dans un milieu défavorisé (ce fut le cas de Proudhon qui fut garçon vacher) ou au contraire favorisé (comme saint François dont le père était un très riche drapier d’Assise), on a décidé de ne pas le subir : François renoncera à tout héritage, Proudhon deviendra journaliste, député et philosophe. Aussi est-il injuste de la part de Karl Marx dans son pamphlet Misère de la philosophie de reprocher à Proudhon, auteur d’une Philosophie de la misère, d’écrire avec « les yeux d’un petit paysan français » parce que, autodidacte, il n’a pas été formé à la science économique. L’expérience est méritoire quand elle se présente comme un « antidestin ». Il est même opportun de la revendiquer pour témoigner de sa liberté d’agir et de penser. « Je suis ce que je me suis fait être », pourrait-on dire en détournant l’existentialisme d’un Sartre qui n’avait pas à rougir de n’être pas né prolétaire pour se donner le droit de parler au nom des opprimés.
  • Le vécu n’a de valeur probatoire que s’il ne s’enferme pas dans sa singularité. Mais il ne suffit pas de montrer qu’on s’est battu pour devenir ce que l’on est. Si l’on veut que son expérience propre ait valeur d’argument, il est nécessaire de montrer qu’elle peut être vécue par d’autres. Paradoxalement, ce qui la rend méritoire, c’est donc moins son unicité que son universalité. C’est en un sens ce que la philosophie libérale américaine rétorque au communautarisme : une conception raisonnable de la justice repose moins sur la fidélité à une expérience communautaire ou sur son rejet radical qu’à la recherche d’un « consensus par recoupement » (John Rawls) où d’« une compréhension plus profonde de nous-mêmes et de nos aspirations », sans trahir notre histoire particulière, croise celle des autres. Pour que la discussion devienne possible et fertile, il faut donc que l’expérience de chacun contribue à un « décloisonnement idéalisant » (Jürgen Habermas). Sans quoi l’argument du vécu devient inaudible et enferme chaque interlocuteur dans sa vision du monde. Comme le dit Appiah à la fin de son article : « Nous nous trompons lorsque nous traitons l'histoire personnelle comme une révélation à élever au-dessus des faits et de la réflexion. Le discours sur l'expérience vécue ne doit pas être utilisé pour mettre fin à la conversation mais pour la commencer. »
  • Le vécu n’est pas un concept mais le rappel de sa nécessaire incarnation. Dépasser l’expérience vécue n’est toutefois pas sans risque. En passant du « je » au « nous », puis au « il » du mode impersonnel, on finit par se croire investi du droit de parler au nom de la seule raison. D’où l’importance de rappeler son expérience afin d’assumer devant autrui l’ancrage de son propre discours. Invoquer le vécu n’est plus ici un simple point de départ dans un argumentaire, mais un gage à la fois d’humilité et d’ambition : ce que je dis, je reconnais le tirer de mon expérience toujours limitée du monde ; mais je ne m’en tiens pas à ce relativisme et je veux croire que ce que j’ai vécu peut instruire la discussion. On songe ici au concept d’« attestation » proposé par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre (1990) qui permet d’échapper, d’une part, à la prétention de détenir la vérité, prétention dont se targue un je « exalté », et, d’autre part, au soupçon généralisé que toute prise de parole est surdéterminée par un vécu partiellement ignoré, autrement dit : que l’expérience passée fait du je un je lié et « brisé ». Le recours à l’expérience vécue et assumée trouverait alors une nouvelle justification : celle de permettre à la discussion de toujours repasser par l’histoire concrète des interlocuteurs afin que les arguments échangés ne se perdent pas dans des débats sans fin alimentés par des idées invérifiables parce qu’elles n’ont jamais été confrontées aux aléas de la vie concrète.

 

Si vous voulez poursuivre cette réflexion sur l’argumentation, nous vous recommandons la lecture de L’Art d’avoir toujours raison (sans peine), de Nicolas Tenaillon (illustrations Nicolas Mahler), paru chez Philosophie magazine Éditeur.

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