Yannick Haenel, sur les traces de saint François d'Assise
Peut-on embrasser, lorsqu’on est athée, l’expérience mystique ? Le romancier Yannick Haenel s’est rendu à La Verna, en Toscane, où saint François d’Assise s’est retiré pour vivre ses dernières années. Dans ce lieu minéral, il suit le chemin qui conduit un homme visité par le démon à trouver Dieu à travers la pauvreté et la solitude.
La montagne de La Verna, ce « dur rocher entre le Tibre et l’Arno », comme l’appelle Dante au chant XI du Paradis, se trouve dans la province d’Arezzo, à une centaine de kilomètres de Florence, au cœur de cette partie sauvage et escarpée de la Toscane qu’on nomme le Casentino.
Je traverse en voiture les petites routes de campagne, les vallons plantés d’oliviers et de cyprès. À la radio, on n’en finit plus de commenter le retour aux affaires de Berlusconi, sa semi-victoire après deux mois d’hystérie sans gouvernement. Quelqu’un dit que nous vivons une nouvelle époque : celle de la mort du politique ; et que la paralysie qui affecte l’Italie n’est qu’une métamorphose dans le cours ininterrompu de la corruption.
La route grimpe à travers la roche : on entre dans le Parc naturel forestier de La Verna ; de grands hêtres s’élèvent, tout devient abrupt, on sinue le long des falaises. Au volant, je répète à voix haute cette phrase que je viens d’entendre : « La politica italiana non é soltanto malata, é morta : é la morte viva » (« la politique italienne n’est pas seulement malade, elle est morte : c’est la mort en vie »).
Au sommet, à 1 128 mètres d’altitude, s’ouvre le sanctuaire : c’est la « montagne des Stigmates », comme l’annonce une pancarte. Je gare la voiture sur un petit parking, à l’entrée duquel se dresse une statue de François qui demande à un enfant de laisser s’envoler les tourterelles qu’il allait vendre. Juste en face, un type propose des souvenirs : statuettes de saint François, crucifix, missels ; il vend aussi des boissons et des sandwichs.
J’emprunte le chemin creusé dans la pierre, qui mène vers la solitude de l’ermitage. Ce chemin, ces grands hêtres, ces falaises, Ghirlandaio les a peints pour la chapelle Sassetti, à Florence. Tout en haut, encastrés au fil des siècles autour des lieux où saint François séjourna, il y a une basilique, un campanile, un couvent, une série de cloîtres, une petite église et de multiples chapelles qui forment un ensemble voué à la méditation.
Une grande place entourée d’un parapet en pierre donne à pic sur la vallée du Casentino ; à l’horizon se dessine la chaîne des Apennins qui approfondit le ciel. La lumière enveloppe les pierres, elle se soulève comme un rocher qui se tiendrait lui-même dans sa masse d’air. Le temps se déploie ici depuis des siècles de révélation tranquille, autour d’une grande croix en bois plantée dans le rocher.
Tandis que je me dirige vers la chapelle des Stigmates, les cloches retentissent, un chant s’élève, une dizaine de franciscains s’avancent en procession le long du corridor : ils sont revêtus d’une robe brun foncé, d’un capuchon, d’une ceinture de corde et de sandales ; leurs visages sont jeunes, certains sourient en observant les visiteurs qui s’écartent sur leur passage : le recueillement n’est pas le contraire de la joie.
Cette apparition des franciscains en plein après-midi fait basculer le temps : leur jeunesse est actuelle, et pourtant ils semblent venir de loin, comme si leur communauté n’appartenait pas à votre présent, mais à l’histoire de l’être – comme si, depuis le XIIIe siècle, ils ne cessaient de veiller sur une autre temporalité : ce mystère qui les accorde à la profondeur inapparente du sacré.
En poussant la porte des chapelles que les franciscains ont élevées sur chaque emplacement où leur fondateur a prié – chapelle des Oiseaux, chapelle de la Croix, chapelle Saint-Pierre d’Alcantara où François avait construit sa première cellule –, en découvrant peu à peu cette circulation de grottes, de rochers, d’oratoires et d’autels qui forment un mémorial et un parcours spirituel, on entre dans cette solitude franciscaine qui, en se dégageant des conditionnements de la société, fonde un espace libre pour l’arrivée du temps.
« Le calme ne relève pas seulement de l’interruption, il nous destine à une faveur dont la nature semble énigmatique »
Me voici convié, que je le veuille ou non, à partager cette « immense opulence inquestionnable », comme dit Rimbaud. Le calme ne relève pas seulement de l’interruption, il nous destine à une faveur dont la nature semble énigmatique. Qu’est-ce qui change un instant en séjour ? Qu’y a-t-il au cœur du libre ? Je passe d’une chapelle à une autre, je prends un escalier bas et étroit qui descend dans la roche, je me courbe pour entrer dans les petites cellules. Et voici de nouveau la lumière, toute la vallée s’ouvre : je me retrouve sur un rocher, à l’extérieur de l’ermitage, une balustrade protège du précipice.
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