Marine Le Pen : la rhétorique du bon sens

« Le peuple français aspire au retour du bon sens dans la gestion des affaires de l’État. » C’est en ces termes que Marine Le Pen s’est efforcée de se présenter, lors du grand débat de l’entre-deux-tours, comme la candidate du bon sens populaire. Et d’accuser Emmanuel Macron, candidat jugé technocratique et mondialiste, de vivre coupé de la « vraie vie ». Mais au fait, c’est quoi le bon sens ? Éléments de réponse avec Aristote, Descartes et Bergson.

• Le bon sens a rarement attiré l’attention des philosophes. Il se confond souvent avec une notion proche, le « sens commun ». Les deux expressions recouvrent pourtant des réalités différentes. Chez Aristote, le sens commun s’inscrit dans une analyse épistémique : il joue le rôle d’une sorte de sixième sens qui permet de coordonner tous les autres, afin de produire une synthèse perceptive unifiée, qui constitue le sol d’une expérience partagée et partageable avec autrui.
• C’est de cette acception, reprise pendant des siècles par la scolastique, que Descartes, fondateur de la philosophie moderne, distinguera le « bon sens » : non comme une faculté liée au sensible, mais à la raison. « La puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies. » C’est encore dans cette même idée que Voltaire présentera le bon sens comme « raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état mitoyen entre la stupidité et l’esprit. » Kant opposera lui aussi le sens commun, qui appartient au champ de la sensibilité, au bon sens, qui « ne porte pas de jugement d’après le sentiment, mais toujours d’après des concepts, bien que ce ne soit communément que d’après des principes représentés de façon obscure. »
• L’homme du bon sens « n’est pas tout à fait stupide » mais « manque de ce qu’on appelle esprit », précise Voltaire. Il s’en tient à un usage minimal de son intelligence - dans un contexte intellectuel où sont exaltés les progrès de l’esprit. S’opère, cependant, un lent renversement : de plus en plus, face aux excès d’une intelligence abstraite, déracinée, qui rêve de faire table rase, de réinventer le monde à grands renforts technique, le bon sens est réhabilité. Son intelligence modeste répond aux exubérances d’une raison sans bornes. « Comment ne pas remarquer que l’on peut être profond mathématicien, savant physicien, psychologue délicat en tant que s’analysant soi-même, et pourtant comprendre de travers les actions d’autrui, mal calculer les siennes, ne jamais s’adapter au milieu, enfin manquer de bon sens ? », écrira Bergson.
• « Le bon sens peut être endommagé alors que la faculté de raisonner demeure intacte », continue le philosophe. Endommagé, il l’est chaque fois que la raison débridée s’affranchit des cadres hérités – normes sociales, croyances, etc. – et prétend les détruire pour mieux les refonder. Le partisan du bon sens, au contraire, défend l’enracinement dans l’expérience vécue : sensible, mais plus encore sociale. Le bon sens, que Bergson nommera encore « sens social », et que l’on dit souvent « partagé », est éthique pour autant qu’il affiche son respect pour le monde hérité, celui d’une communauté humaine particulière (l’ethos est d’abord coutume, usages de l’ethnos, le groupe). « Le bon sens veut que chacun s’adapte aux conditions réelles de la vie en société », notera encore Alain.
• Le bon sens est toujours un peu conservateur. Et sa rhétorique est en général dirigée contre les délires « idéologiques » du progressisme. C’est dans cet horizon que Marine Le Pen l’oppose aux folies théoriques des élites technocratiques, des « mondialistes » hors-sol, des libéraux déracinés qui ne vivent pas dans la « vraie vie », comme elle en a accusé Emmanuel Macron pendant le débat. Le président sortant – qui mobilise lui-même souvent la rhétorique du bon sens, pour se présenter comme un pragmatique sans idéologie – lui a immédiatement rappelé combien sa situation socio-économique rendait peu crédible son propos. Marine Le Pen a eu beau multiplier les déplacements sur le terrain, elle est tout aussi peu « du peuple » que son concurrent. Rencontrer « les gens » ne suffit pas à appartenir à la communauté éthique qu’ils forment. Pour parler « comme eux », en particulier – car le bon sens est indissociable, souligne Bergson, de « la faculté de parler », de parler un langage enraciné dans des habitudes, des modes de vie, etc.
• La présidente du Rassemblement national, entre velléités de technicité et formules rhétoriques souvent tombées à plat, n’a pas réussi parler ce langage du bon sens. Elle s’est contenté de le professer. Son concurrent a fait le choix opposé d’assumer, sans « ripoliner », qu’il n’est pas l’avocat du bon sens social de Bergson, mais plutôt du bon sens raisonnable de Descartes. Ce qui lui a manifestement mieux réussi.