Lieux communs

Robert Pfaller, Jacques Darriulat, Constantin Sigov, Karol Beffa, Claude Habib, propos recueillis par Robert Pfaller publié le 7 min

Qu’est-ce qu’être européen ? Poser cette question, c’est se demander, très concrètement : à quelles habitudes, à quelles inventions partagées sommes-nous attachés, à tel point qu’elles nous manquent, parfois, ailleurs ? Tour d’horizon avec six penseurs.

Robert Pfaller

Les terrasses de café

« Citez-moi une révolution qui ne fut pas fomentée par des fumeurs ! »

Comme la loggia sur les places italiennes de la Renaissance, la terrasse de café génère une situation théâtrale dans laquelle chacun observe autrui tout en étant observé – et se sent vu alors même que personne ne le regarde. C’est, comme le note le sociologue américain Richard Sennett dans Les Tyrannies de l’intimité [1974], précisément ce qui caractérise l’espace public : nous y sommes incités à jouer un rôle et à tenir à l’arrière-plan notre supposé « vrai moi ». Cela rend les gens plus élégants et plus joyeux, mais pas seulement : cela en fait aussi des citoyens. L’« homme public » de Sennett se distingue du bourgeois au sens où il ne suit pas ses intérêts ou ses sensibilités personnels, mais s’expose à la question de savoir ce qui est essentiel ou souhaitable pour la société dans son ensemble. Le café favorise une telle attitude. C’est un lieu où l’on ne produit que de l’oisiveté – donc de la philosophie et de la souveraineté. Boire du café, s’enivrer ou fumer sont des pratiques qui vont dans le même sens : en consommant des substances mauvaises pour notre santé, on montre que l’on ne vit pas que pour la simple conservation de notre existence, et l’on s’entraîne – ainsi que Bertolt Brecht le fait dire aux communards parisiens dans Les Jours de la Commune [1945-1950] – à « craindre […] une mauvaise vie plus que la mort ». Citez-moi une révolution qui ne fut pas fomentée par des fumeurs ! C’est dans les guinguettes et les cafés de Vienne que s’est préparée la Révolution de 1848 – et l’on y revendiquait, entre autres, le droit à fumer dans l’espace public.

 

Barbara Cassin

La pluralité des langues

«  Chaque langue est une vision du monde, et c’est la traduction qui fait communiquer ces mondes »

« Le multilinguisme est l’une des caractéristiques de l’identité de l’Europe. Sa devise, “Unie dans la diversité”, ne renvoie pas seulement mais tout de même d’abord à la diversité des langues. La phrase qui la définit le mieux est celle d’Umberto Eco : “La langue de l’Europe, c’est la traduction.” Elle suppose qu’il y ait sur ce continent des langues fortement différenciées et que l’on passe de l’une à l’autre. Il est remarquable qu’alors qu’il y a onze langues nationales en Afrique du Sud, on compte en Europe presque autant de langues que de pays – avec tout de même le breton ou le basque, donc quelques « langues sans armée », pour paraphraser la définition un peu vengeresse des dialectes que donne le linguiste Max Weinreich. Surtout, les langues européennes regorgent de ce que j’appelle des intraduisibles, qui sont ces mots, comme “Aufhebung” ou “saudade”, non pas qu’on ne traduit pas mais qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. Ce qui est très marqué en Europe, c’est le rapport entre langue et culture, ce sont des différences culturelles creusées comme telles et sans cesse réinventées. C’est pourquoi, malgré la mondialisation, l’Europe résiste à l’hégémonie du global english, qui est une langue de pure communication, sans véritable contenu culturel. Chaque langue singulière a bien d’autres fonctions que la simple communication : elle est une vision du monde, elle le dit à sa manière. Et c’est la traduction qui fait communiquer ces différents mondes. Quand Hannah Arendt parle de la “chancelante équivocité du monde” pour caractériser la condition humaine, il me semble que cela s’applique tout à fait à l’Europe. »

Expresso : les parcours interactifs
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