Hors-série "Blaise Pascal, l’homme face à l’infini"

Les trois visages 
de la tyrannie

Claude Habib publié le 27 mai 2023 5 min

En un fragment, Pascal envisage trois facettes de la tyrannie. Que celle-ci désigne le désir de domination totale se conçoit aisément. Quand elle nomme la prétention à usurper des qualités hors de son ordre – à se faire aimer pour sa force ou craindre pour sa beauté – elle prend un sens neuf, typiquement pascalien. Quant au refus de reconnaître le mérite d’autrui, c'est l'acception la plus inattendue de la tyrannie. La philosophe Claude Habib décrypte, pas à pas, cette pensée singulière.

 

Le fragment « Tyrannie » commence par un aphorisme. Il a quelque chose d’abrupt : une notion bien connue, la tyrannie, se trouve arrachée à son domaine propre, la politique. Pour l’opinion courante, la tyrannie est la forme dégradée du gouvernement monarchique, et un point de rebroussement pour la pensée politique : peut-on penser la violence pure, peut-on découvrir des principes à ce gouvernement sans lois, peut-on donner des conseils au tyran ?
 

Pascal volatilise la notion : elle n’est plus le fait de l’Un, elle est en chacun, comme le péché. La tyrannie nous habite comme confusion, comme propension à la confusion et peut-être comme goût de tout confondre. Avant que n’intervienne l’explication, surgit l’image, elliptique, des chambres séparées – « chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux ». On suppose une antichambre en tout cas ; ils se rencontrent, ils en viennent aux mains. Tous ? Ce n’est pas sûr. Pascal ne mentionne que les forts et les beaux. Il laisse le loisir de croire que les savants et les chrétiens parfaits évitent le pugilat.
 

Ces chambres sont physiques : on en sort pour se battre. Ce ne sont pas des chambres à coucher. Ce sont des chambres au sens d’assemblées, comme on parle de la Chambre des députés. L’image exprime les prétentions des qualités humaines. La beauté, la force, la science, la piété. Ces abstractions sont représentées comme des députations, affirmant chacune sa volonté de domination. Je glose, Pascal écrit bref : « le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. » Remarquez le « car ». Il n’est pas tout à fait syntaxique – il porte, non pas sur la proposition, comme il est de règle, mais sur l’adverbe : « sottement ». Ce n’est pas que le combat ait lieu car leur maîtrise est de divers genre ; le combat est stupide, car la supériorité de chaque qualité –  supériorité qui existe, qui est incontestable –, est aussi une supériorité limitée. Si l’un et l’autre la reconnaissaient pour ce qu’elle est, ils n’empiéteraient pas. Leur faute est l’illimitation. Même la force est limitée : elle est sans prise dans les questions scientifiques. Voici que reparaissent in extremis les savants qu’on avait perdus de vue. Les pieux ne reparaîtront pas (ce qui ne veut pas dire qu’ils n’agissent pas dans le texte).
 

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