Les métamorphoses de la bitch

« À quoi reconnaît-on que l’été est enfin là ? Vous consultez avec anxiété les alertes canicule de Météo France pour savoir avec quel degré de mollesse vos fesses fondront sur le skaï inadapté de votre chaise de bureau. Vous comptez les jours avant votre départ en vacances – si vous avez la chance d’en avoir – ou avant le départ de tous ces pénibles qui vous laisseront enfin en paix, à tel point que oui, vous aurez même le luxe de sentir la clim’ dans les transports en commun.

Si vous êtes une femme, vous lâchez l’affaire : shorts, jupes courtes ou épaules dénudées vaudront inévitablement regards et remarques. Mais il fait trop chaud pour se battre. Heureusement, il y a la deuxième saison de Drag Race France pour vous consoler, et sa bande de “bitches” qui, malgré la compétition, montrent une solidarité à toute épreuve.

Si certaines “reines” en ont carrément fait une composante de leur nom de scène, comme Ginger Bitch, le terme revient régulièrement au gré des épisodes de cette émission, dont le principe est de faire concourir des drag queens. “Biiiiiitch, c’est si beau ce que tu portes !”, ou encore “That’s my bitch !” égrènent les moments de confessionnal où les candidat(e)s se retrouvent seul(e)s face à la caméra, autant que les scènes collectives de préparation, d’habillage et de maquillage. Dans leur bouche, le terme n’a plus du tout la connotation péjorative qu’on lui connaît (bitch est l’équivalent de notre “connasse” ou “salope”), mais devient au contraire un petit mot affectueux, presque tendre. Que signifie ce renversement ?

Outre-Atlantique ou outre-Manche, le mot bitch a désormais deux significations : l’originelle, signifiant stricto sensu “chienne” (la bitch est la femelle du chien) et qui est devenue une insulte à destination exclusive des femmes pour signaler celle qui ne se conforme pas à certaines normes de décence et de comportement ; et la nouvelle, qui depuis environ les années 1990 circule entre copines, dans un gang étendu à tout le genre féminin. L’insulte est toujours active, évidemment. Pour preuve, Donald Trump ne s’est pas privé d’en user contre Hillary Clinton, son adversaire à l’élection présidentielle américaine de 2016. “Trump that bitch” affichaient des T-shirts portés par ses supporters. Mais dans le même temps, l’équipe de campagne de la candidate démocrate l’encourageait à faire davantage parler son inner bitch, soit sa “connasse intérieure”. Sous-entendu : affirme-toi.

Venue essentiellement de la culture hip-hop et de sa réappropriation de l’argot comme matériau littéraire, la métamorphose de la bitch, de créature honteuse et honnie à femme indépendante et sûre d’elle-même, suit son cours. Quand le rappeur Ice Cube chante en 1988 dans A Bitch Iz a Bitch “C’est comme une maladie qui corrompt leur caractère / Qui prend les femmes d’Amérique / Et ça commence par la lettre B / Ça fait croire à une nana qu’elle est mieux que moi (bitch)”, Nicki Minaj retourne le stigmate dans Boss Ass Bitch (2009), en s’identifiant sans pudeur à une “connasse” pleine d’assurance. Contre Ice Cube qui affirme une identité immuable (une bitch est une bitch), Nicki Minaj et toutes celles qui s’approprient l’insulte jouent la fluidité et la libération de l’oppression par la contestation des structures du langage. Deux conceptions de l’identité s’affrontent : celle qui associe l’être à un état de la matière donné une fois pour toutes, et celle qui fait de l’identité une question de mots et de définitions avec lesquelles il est possible de jouer à l’envi, pourvu qu’un certain contexte social le permette. Et si vous aussi, cet été, vous tentiez de libérer votre bitch intérieure ? Tout ce que vous risquez, c’est de rafler le titre de reine. »

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