Eichmann, pantin ou comédien ?
Qui était l’officier SS Adolf Eichmann, chargé de la logistique de la « solution finale » ? Depuis Jérusalem où elle assiste au début du procès, Hannah Arendt conclut que le fonctionnaire besogneux est avant tout coupable d’avoir obéi lâchement et mécaniquement aux ordres. Mais pour l’historien Johann Chapoutot, Eichmann a composé ce personnage de criminel de bureau pour minimiser sa responsabilité et masquer son adhésion totale à l’idéologie nazie.
Hannah Arendt, qui a assisté à quelques audiences du procès Eichmann en juin 1961 avant de partir rédiger les célèbres articles qu’elle a rassemblés dans son Eichmann à Jérusalem. Essai sur la banalité du mal, a été stupéfaite par la médiocrité presque inoffensive du prévenu. Elle a vu un homme qui fait le mal parce qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il fait. Parfait exemple de ce que, avec Heidegger ou Günther Anders, elle perçoit dans les phénomènes sociaux du temps présent : à savoir, à travers le développement des bureaucraties publiques et privées et d’un capitalisme destructeur du monde et des hommes, l’œuvre d’une humanité qui ne pense pas, qui calcule, certes, les moyens de ses fins (comment faire ?), mais qui n’interroge jamais ces fins elles-mêmes (pourquoi faire ?) – d’une humanité qui fait, donc, sans vraiment savoir ce qu’elle fait.
Eichmann est la validation paradigmatique de cette thèse : le crime majeur de l’histoire humaine, qui a exigé la mise en œuvre de moyens logistiques et industriels considérables, habituellement consacrés à la production et à l’échange marchand, qui a exigé une planification et une coordination rationnelles sans faille, a été commis par des hommes comme Eichmann, le chef de gare suprême de la Shoah. Les bourreaux n’étaient pas méchants, ils étaient indifférents. Procéduriers et appliqués, étrangers à toute pensée, ils procédaient, disposaient, organisaient, sans interroger la fin ultime de leur action, c’est-à-dire l’assassinat de millions d’individus. Qui n’y a pas reconnu un DRH ou un employé de préfecture, qui règle le sort d’un individu avec une calculette ou un tampon et pratique plans sociaux ou expulsions avec une désempathie parfaite, ce total « manque d’imagination » pointé par la philosophe ?
Contre une tendance à démoniser les criminels nazis, Arendt invitait à les réhumaniser. Ni barbares arriérés, ni sauvages sanguinaires, fous furieux ou Antéchrist génocidaires, ni monstres inhumains : les exclure de l’humanité ne contribuait pas à l’intelligence historique du phénomène nazi. Arendt a voulu y réintégrer Eichmann et ses pareils, pour que l’on ne puisse pas se dispenser de penser, justement, en s’interrogeant sur ce qui faisait d’hommes normaux, banals, des criminels de masse.
L’hypothèse de Arendt était peu flatteuse pour ses contemporains : les processus d’éducation et de socialisation modernes (la prééminence du calcul sur la pensée, des sciences et de la technique sur les savoirs littéraires, la division du travail et le primat du profit…) produisent des Eichmann en puissance, en prédisposant au crime. Voilà Eichmann placé au centre de la modernité, érigé en symptôme de son époque (la nôtre) et de ses potentialités. Cette thèse, paradoxale, est presque devenue une doxa, étayée par des travaux comme ceux de Zygmunt Bauman 1 et soutenue par des films de fiction, comme La Question humaine 2, qui développent l’analogie entre le crime industriel nazi et un capitalisme criminel, celui des plans sociaux, des licenciements et de la réification de l’humain, identifié à une « ressource » et subordonné aux impératifs du profit.
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