Le Salon de la picole

Samedi dernier à Paris, Michel Eltchaninoff a assisté à une scène « hallucinante » : une beuverie pantagruélique à la sortie du Salon de l’agriculture. Il a, bien entendu, voulu en savoir plus…

« Je suis tranquillement arrivé à la station Porte de Versailles vers 19h, et j’ai immédiatement remarqué qu’il se passait quelque chose de bizarre. La foule amassée sur le quai s’agitait et s’époumonait. Ayant passé mon enfance dans le coin, je savais que le Salon de l’agriculture amenait du monde. Mais j’avais plutôt l’habitude des familles de visiteurs, les sacs emplis de prospectus sur les nouveaux engrais et les vertus de la race limousine, et des agriculteurs en goguette. J’ai eu du mal à me frayer un chemin jusqu’à la sortie, et mes chaussures collaient au sol. À la bouche de métro, deux CRS exhibaient leurs flash-balls face à une meute hurlante. Sur le boulevard Lefebvre, j’évitais les bouteilles cassées, les silhouettes titubantes, vomissant ou se soulageant en pleine rue. Une heure plus tard, je me suis redirigé vers le métro. Dans la rue, des grappes de jeunes tombaient sur les voitures garées. Je n’avais pas encore tout vu. La rame ressemblait à la cabine de bateau des Marx Brothers. Des dizaines de garçons et de filles, verre à la main, chantaient à tue-tête en se versant des rasades de rhum arrangé, grimpaient sur les sièges et s’amusaient à faire tanguer le wagon qui tentait péniblement de gagner le nord de la capitale.

C’était immense, délirant et bachique. Et c’est tendance. Des milliers de jeunes vont s’enivrer au Salon de l’agriculture. Même si ce n’est pas complètement nouveau – depuis 2015, la nocturne a été supprimée pour cause d’ébriété excessive –, le phénomène enfle et va peut-être finir par causer des dégâts. Un reportage de France 3 s’en fait l’écho : “Cette année 2023, l’ambiance était étrange, de l’aveu de tous les habitués du salon. En cause : de nombreux visiteurs très alcoolisés, davantage que les autres années.” Un viticulteur jurassien déplore : “C’est un peu compliqué, je trouve que ça devient une beuverie.” On sent comme une tension entre deux mondes, celui des agriculteurs venus montrer leurs animaux, leurs réalisations et faire déguster leurs produits, et les milliers de jeunes venus pour se livrer à un binge drinking tout ce qu’il y a de plus anglo-saxon. Mais quand même à la française : après quelques dizaines de verres de blanc ou de rouge, me suis-je renseigné auprès des intéressés encore capables d’aligner trois mots, on se replie vers les stands de l’outre-mer pour se finir au rhum.

Qu’en penser ? Le côté rabelaisien de cet épisode m’a rappelé les soirs de victoire au football, les carnavals ou les nuits du nouvel an, avec leur effervescence et leur orgiasme assumé. La fête post-Covid dure encore, apparemment. On sait d’ailleurs, comme l’a montré le sociologue Benoît Coquard dans Ceux qui restent (La Découverte, 2019), que les jeunes ruraux ne se contentent pas de tremper leurs lèvres dans un ballon de chablis et savent eux aussi s’étourdir au pastis ou au whisky. Enfin, les enfants des villes ont peut-être envie, dans un rituel express, de renouer avec leurs origines paysannes réelles ou fantasmées. Je me demande malgré tout comment les exposants ont réagi à cet essaim d’étudiants pour qui “agricole” rime avec “picole”. Ils devraient sans doute attendre la fermeture des stands pour boire un coup tous ensemble. Ça promet !

Quant à moi, je vais peut-être aller y faire un tour le week-end prochain. Pour faire de la sociologie, évidemment. »

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