Le petit pan de mur jaune de Dnipro

Vous avez peut-être vu une photo de la cuisine jaune de Dnipro. Elle a été prise par un drone, au septième étage de l’immeuble d’habitation détruit par un missile samedi. Le pan de mur extérieur a disparu, soufflé par l’explosion. En contrebas, on aperçoit un parc, des traces de neige et des fourgons d’incendie. Dans la cuisine, une porte intérieure est tombée sur la table grise. Le sol est jonché de gravats. Mais le jaune des meubles éclaire toujours la pièce.

« Sur la table, une assiette emplie de pommes, intacte, signale une vie familiale toute simple, aujourd’hui brisée. La femme et ses filles étaient allées faire un tour et sont vivantes. Le père, resté dans l’appartement, est mort, et fait partie des dizaines de victimes civiles (44 à ce jour) de ce bombardement.

Dnipro, située sur la rive gauche du Dniepr, dans la partie centrale de l’Ukraine, est une très grosse cité industrielle jusqu’à présent relativement épargnée par la guerre. J’y suis allé plusieurs fois dans les années 1990 et 2000. À l’époque, elle était sinistrée. Les employés n’étaient plus payés, à part en casseroles produites dans leurs usines. Ceux qui travaillaient dans les entreprises d’aviation ou d’armement étaient au chômage. La vie était rude. Autour d’une bouteille de vodka maison, la famille qui m’y avait accueilli, d’origine russe, déplorait l’inflation et les pénuries. Elle rappelait que Brejnev, l’un des derniers dirigeants soviétiques, avait fait ses études dans la ville, qui s’appelait alors Dniepropetrovsk, et avait toujours favorisé son clan local. Et se plaignait de devoir parler aux employés de l’État en ukrainien, une langue qu’ils maîtrisaient à peine. Le fleuve Dniepr était sinistre, les rues sombres, et si vous vous avisiez de vous embrasser dans les musées, il y avait toujours une employée pour vous rappeler à la décence.

Le temps a passé. La cité s’est parée de tours futuristes. L’oligarque Ihor Kolomoïsky, ancien protecteur de l’humoriste devenu président Zelensky, est un peu devenu le nouveau Brejnev. Dnipro, durant la tentative de déstabilisation séparatiste pro-russe de 2014, est restée fidèle à Kiev. Mais les trolleybus, les vastes espaces vides, les chiens errants, l’influence de la télévision diffusée depuis Moscou, rappelaient toujours le passé. Cela fait longtemps que je n’ai pas discuté avec mes anciens amis de Dnipro, mais je sais que beaucoup sont farouchement favorables à une Ukraine indépendante de la Russie, tandis que d’autres, souvent plus âgés, renvoient dos à dos les “élites” de Kiev et de Moscou, conjointement responsables, d’après eux, de leurs malheurs.

Ce sont eux qui ont été visés, ces gens ordinaires qui, quand ils en ont les moyens, décorent leur cuisine de meubles jaune vif, et cherchent la joie dans le cocon familial. Quels que soient leur engagement, leurs opinions, leurs fidélités, ils se sont fait voler leur vie et leur fragile bonheur par un missile, qui aurait pu toucher l’immeuble d’à côté et tuer leurs voisins. Quel désespoir, quel sentiment d’absurdité, quelle colère aussi, les survivants doivent-ils éprouver aujourd’hui.

En contemplant cette cuisine, symbole dérisoire d’une vie familiale brisée, je repense à ce fameux texte de Proust sur le petit pan de mur jaune qui, dans la Vue de Delft (1660) de Vermeer, obsède l’un des personnages d’À la recherche du temps perdu, Bergotte. Celui-ci découvre ce détail en allant revoir le tableau à une exposition, “si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même”. En s’arrachant à cette contemplation, il est pris d’étourdissements – et meurt dans les heures qui suivent.

C’est le même étourdissement que je ressens à la vue de cette joyeuse cuisine, jusque-là dissimulée aux regards extérieurs. La guerre russe en Ukraine anéantit les bonheurs les plus incontestables, qui n’ont rien de politique. On parle beaucoup de chars d’assaut ces jours-ci, de commandement militaire, d’alliances et d’objectifs stratégiques. Quant à moi, comme Bergotte, je ne pense qu’à cette petite cuisine jaune. »

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