“Le Neutre” de Roland Barthes : écoutez 5 extraits du cours, commentés par Éric Marty

À l’occasion de la réédition des cours de Roland Barthes au collège de France sur « le neutre », les éditions du Seuil ont eu la gentillesse de nous en confier les rares enregistrements. Éric Marty, philosophe, écrivain, auteur récemment du livre Le Sexe des Modernes. Pensée du neutre et théorie du genre (Éditions du Seuil, 2021), et ancien élève de Roland Barthes, a sélectionné et commenté cinq extraits audio pour nous.

Une introduction exceptionnelle à un cours très riche, qui permet de penser à nouveaux frais cette question aujourd’hui.

Le Neutre. Cours au Collège de France (1978), de Roland Barthes, vient de paraître aux Éditions du Seuil. 464 p. 28€, disponible ici.

1er extrait : 4 mars 1978, “Le réveil neutre”

Le Neutre n’est pas seulement une méthode, une « voie », pour reprendre le terme fétiche du taoïsme dont Barthes s’inspire, une mise à distance du monde et de opinions, il est aussi une sensibilité, une tonalité de l’existence qui touche le sujet dans toutes ses composantes, et les traverse toutes.

Ainsi, dès la troisième séance du cours, après avoir abordé plusieurs facettes du Neutre (la bienveillance, la fatigue, le silence…), Barthes pénètre le monde silencieux du « sommeil ». Il va y opposer deux types de sommeils : d’un côté le sommeil-rêve, le sommeil lourd, le sommeil qui « travaille », puisque Freud parle du « travail du rêve », et que Barthes appelle le sommeil vulgaire, et de l’autre le sommeil au Neutre, qui n’est pas le Néant, mais qui serait le sommeil « clair », celui du temps suspendu, celui d’une forme d’immortalité, ou encore celui du sommeil amoureux.

Avec le « réveil neutre », il vise un temps utopique et parfait : moment pur du « sans souci », pris dans le retard à retrouver le « monde », le temps divin du passage, où le sujet n’est ni dans le coma de la nuit, ni dans la pleine lucidité. Le Neutre serait alors cet état éphémère où le sujet est un sujet suspendu dans une position transitionnelle.

2e extrait : 18 mars 1978, “Le neutre comme scandale”

La neuvième figure du cours « Les images du cours » succède à celle sur « l’adjectif » et renchérit sur elle. Dans les deux cas, il s’agit de suspendre tout ce qui peut qualifier les êtres, et les limiter : l’adjectif comme l’image est du côté de la mort, et de ce que Barthes appelle le « vouloir-saisir », l’arrogance. Avec l’adjectif ou l’image, je saisis et fige l’autre et le monde dans une aspiration à les aplatir et les posséder.

Si le Neutre est un scandale, c’est que le sujet au Neutre refuse cette pulsion arrogante et dévoile toute l’agressivité qui se dissimule dans un acte considéré comme naturel. Cette position est alors perçue comme une carence de virilité, et le Neutre comme une attitude de flottement.

C’est à cette occasion que Barthes cite le poème de Pasolini où, au « vouloir-saisir », à l’agressivité, à l’arrogance intellectuelle, vient se substituer ce thème qui, depuis la première séance du cours, joue le rôle de « fil rouge » du Neutre, celui d’une « vitalité désespérée » (« una disperata vitalità ») : Le Neutre serait là, dans ce régime particulier du vivant.

3e extrait : 25 mars 1978, “La sincérité du neutre”

La figure consacrée aux Idéosphères est la plus politique du cours : elle met en évidence le rôle du Neutre à l’égard de ce qu’on peut appeler l’idéologie, à savoir les représentations du monde qui se dissimulent derrière l’apparent réalisme des discours politiques.

Ces représentations constituent l’idéosphère comme un système de langage qui légitime le discours de l’intérieur, et lui donne la consistance d’un discours de pouvoir, d’assujettissement, qui assure sa domination par la puissance démultiplicatrice de sa rhétorique : slogans, croyances, conformisme, monologues de l’État ou du Parti. À l’intérieur de cette étude des systèmes qui constituent les discours politiques en idéosphères, Barthes introduit un mécanisme plus vertigineux encore parce que plus difficile à analyser : la sincérité, la bonne foi, l’adhésion naturelle et spontanée au Système par les groupes.

Le Neutre alors consisterait à introduire un peu de machiavélisme dans la lecture des pratiques politiques collectives, c’est-à-dire ne pas s’en laisser conter par la « bonne foi » des engagements populaires, déceler en eux l’idéosphère qui les fabrique et les alimente. Le Neutre est ce qui met à distance les opinions, et leur oppose « le langage neutre », celui des langages singuliers, des langages incomparables et complexes, déjouant l’emprise des idéosphères régnantes.

4e extrait : 13 mai 1978, “Le neutre et le dénuement”

La retraite, dans l’espace du Neutre, est un espace, un temps, une modalité d’existence euphoriques, et qui prend même la tonalité de l’utopie. Barthes l’analyse au travers des pratiques d’écrivain, Rousseau, Swedenborg, Proust…, mais aussi au travers d’une fantasmagorie personnelle, par laquelle il rentre dans une sorte de roman intime de ce que serait pour lui une Vita nuova, une vie nouvelle qui passerait par une forme de sécession avec l’univers social.

Ce n’est pas seulement l’occasion d’évoquer les lieux ou l’organisation de ces espaces d’isolement, mais aussi, de manière plus personnelle, d’accorder au Neutre un pouvoir de suspension des activités sociales. Le Neutre alors peut apparaître comme une forme d’ascèse, et le dénuement volontaire, comme un art d’accéder au Neutre dans le quotidien.

Barthes imagine ainsi une sorte de vie utopique où il ne possèderait plus d’objets que sous la forme d’un seul exemplaire : un seul stylo par exemple ; rien n’avoir en double. C’est à une pratique zen que le Neutre conduit : « En dehors de la robe de moine et du bol d’aumône, ne mettez pas la plus petite chose en réserve. »

5e extrait : 3 juin 1978, “L’androgyne”

La dernière séance aborde un thème qui hante le Neutre comme une sorte de spectre, « le sexuel », et c’est au travers de l’androgyne que cette question s’incarne. Pourtant, ce n’est pas dans les termes d’une érotique du Neutre que le sexuel apparaît dans cette partie conclusive du cours. L’érotique du Neutre a été abordée dans des œuvres précédentes comme dans L’Empire des signes (1970) ou Le Plaisir du texte (1973).

La figure de l’androgyne apparaît d’abord au travers des figures parentales du Père et de la Mère qui, par le biais de la mythologie égyptienne et de Freud, échangent leurs éléments morphologiques : la Mère pourvue du phallus et le Père pourvu de seins.

L’autre figuration passe par l’œuvre de Léonard de Vinci, où un même sourire (le sourire léonardien) irradie les visages, qu’ils soient masculins ou féminins : sourires en qui s’abolit la séparation des sexes dans une même expression extatique.

Cette ultime figure résume alors bien le Neutre de Barthes : un Neutre du désir, d’une pacification des pulsions, un Neutre où les marques de genre trouvent dans le sourire le signe par où elles disparaissent, et sont comme suspendues au centre même du visage humain.