“Le Dernier des injustes”: de l’ambiguïté du mal
“Le Dernier des injustes” de Claude Lanzmann sort aujourd'hui en salles. Ce film polémique tente de réhabiliter la figure controversée du rabbin Murmelstein, chargé d'encadrer administrativement l’ordre dans les ghettos juifs. Où l'on découvre que le clair-obscur règne toujours dans les affaires humaines.
Le dernier film de Claude Lanzmann peut être regardé, dans un contexte polémique, comme une cinglante réponse au film sur Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta, qui a récemment rencontré un grand succès public. Le Dernier des injustes aborde un sujet qui divise violemment les spécialistes de la Seconde Guerre mondiale : celui des Conseils juifs (Jüdenrats) institués par les nazis pour les aider à organiser la spoliation, l’émigration, la déportation et l’assassinat de millions d’innocents. Ces Conseils ont été considérés par l’historien Raul Hilberg, dans La Destruction des juifs d’Europe, ou par Hannah Arendt, dans son Rapport sur la banalité du mal, comme un outil de coopération avec les nazis.
Claude Lanzmann entreprend ici de réhabiliter ces organismes qui ont permis, d’après lui, de sauver davantage de vies qu’ils n’en ont offerts, sous la contrainte, aux criminels nazis. Il réutilise les archives des entretiens réalisés à Rome avec le rabbin Benjamin Murmelstein à l’époque où il commençait le tournage de Shoah. Murmelstein avait dirigé la communauté juive de Vienne, avait bien connu Adolf Eichmann, le responsable de la «question juive» chez les nazis, avant d’atterrir à Theresienstadt, non loin de Prague, que la propagande nazie présentait comme « une ville offerte aux Juifs par Hitler » alors qu’elle était en réalité un terrible camp de concentration.
Il fut le dernier doyen de son Conseil juif avant la libération du camp. Ensuite, il fut arrêté, puis partit vivre à Rome. Il était haï d’une grande partie de la communauté juive, ne pouvait se rendre en Israël par crainte d’y être jugé. Raul Hilberg, écrit dans Exécuteurs, victimes, témoins qu’il « fut lourdement mêlé aux déportations » et qu’à sa mort, en 1989, « la communauté juive de Rome refusa de l’inhumer auprès de sa femme mais lui accorda une parcelle au bout du cimetière ».
« Le clair obscur règne toujours dans les affaires humaines »
Claude Lanzmann mêle dans son film le dialogue avec Murmelstein, un retour à Theresienstadt aujourd’hui et quelques images d’archive. On découvre un homme volontaire, complexe, volontiers provocateur, qui affirme avoir « enseigné l’émigration à Eichmann », tout en sauvant des milliers de personnes de la déportation. Il se compare à Shéhérazade, « maintenu en vie [par les nazis] pour raconter le conte » du ghetto modèle, à Sancho Pança, un réaliste calculateur tandis que d’autres jouaient aux Don Quichotte, ou encore à une marionnette comique qui tire en fait les ficelles. Il était « entre l’enclume et le marteau pour amortir les coups », mais dressait avec les autres membres du conseil la liste des personnes que l’on devait déporter vers l’Est. Il affirme que lui, au moins, a fait disparaître la corruption qui régnait auparavant dans l’établissement de ces listes — on pouvait faire disparaître un ennemi ou sauver une maîtresse. Il assure enfin n’avoir rien su de la Solution finale.
Finalement, c’est moins ici la polémique qui importe que la découverte de l’ambiguïté morale de ce personnage et de la difficulté à agir de manière toujours parfaitement juste dans de telles situations d’oppression et de manipulation. Claude Lanzmann renvoie parfois l’image d’un homme sans nuance. Or, si l’on oublie un instant ses attaques contre Hannah Arendt, les petites phrases et les disputes, on découvre que le clair-obscur règne toujours dans les affaires humaines. C’est le mérite de ce film saisissant et passionnant que de le montrer.
Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann (Le Pacte), en salle mercredi 13 novembre 2013.
Voir la critique sévère du projet de Claude Lanzmann par Rony Brauman
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