L’artificiel pèse désormais plus lourd que le vivant

1,1 teratonnes : c’est la masse (approximative) de l’ensemble des vivants qui peuplent la Terre. C’est aussi la masse que l’ensemble des productions artificielles de l’homme vient d’atteindre et de dépasser, estiment les auteurs d’un article paru (en anglais) dans la revue Nature. Si la masse totale de la matière terrestre n’a quasiment pas changé depuis sa formation, les rapports entre matière minérale, matière vivante élaborée à partir du minéral par les premiers vivants (végétaux, notamment), et la matière artificielle, façonnée par l’homme, n’ont cessé d’évoluer. Et, si la masse du vivant est restée relativement constante depuis des siècles, celle de l’artefact connaît une croissance exponentielle depuis la révolution industrielle. Faut-il s’en inquiéter ? Oui, répond(rai)ent en chœur les philosophes Friedrich Georg Jünger, Jacques Ellul et Martin Heidegger : à leurs yeux, si nous ne parvenons pas à reprendre la main sur la technique, celle-ci ne cessera, jamais, d’étendre son emprise sur le monde.  

F. G. Jünger (1898-1977) : la marche inarrêtable de la technique

Le monde est désormais plus artificiel que vivant. Ce glissement du centre de gravité de la matière terrestre, le philosophe Friedrich Georg Jünger le pressentait – et le redoutait – comme une conséquence presque inévitable de notre dépendance croissante à la technique. Comme il l’écrit dans La Perfection de la technique (1944), « toute organisation de type technique amplifie le mécanisme ; toute mécanisation amplifie l’organisation rationnelle. Tant que l’organisation technique s’accroît, l’appareillage le doit également, et inversement ». La technique suit sa propre logique – celle de son extension inarrêtable. L’homme est le jouet de ce développement autonome, incontrôlable. Et la Terre, elle-même, n’est plus qu’un substrat que la machine doit consommer pour se propager : « C’est une déprédation comme la Terre n’en a encore jamais connue. La déprédation aveugle, sans cesse amplifiée, caractérise notre technique. Et seule cette déprédation la rend possible et lui permet de se déployer. » 

Ellul (1912-1994) : l’absorption de la nature par la technique

Quel avenir nous réserve ce monde soumis à l’hégémonie de la technique ? Le penseur Jacques Ellul, lecteur de Jünger, en donne un aperçu dans La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954) : « Le monde que constitue progressivement l’accumulation des moyens techniques […] est un monde artificiel, donc radicalement différent du monde naturel. Il détruit, élimine ou subordonne ce monde naturel, mais ne lui permet ni de se reconstituer ni d’entrer en symbiose avec lui. […] Le milieu technique absorbe […] le milieu naturel. Nous nous acheminons rapidement vers le moment où nous n’aurons bientôt plus de milieu naturel. N’oublions pas que la nuit disparaîtra lorsqu’auront abouti les recherches destinées à fabriquer des “aurores boréales” artificielles. » Monde de cauchemar, s’il est besoin de le préciser, où l’homme est seul face à lui-même, à ses créations, sans contact avec l’étrangeté de la nature. Un monde humain, trop humain. 

Heidegger (1889-1976) : l’homme ne rencontre plus que l’homme

Heidegger, qui fut comme Ellul influencé par Jünger, ajoute qu’au-delà de ce travestissement de la matière, c’est l’intégralité de notre rapport au monde qui est modifié dans l’épreuve de la technique. « Ainsi s’étend l’apparence que tout ce que l’on rencontre ne subsiste qu’en tant qu’il est le fait de l’homme », que le monde est tout entier fait pour l’homme, que la nature n’est qu’une énergie à exploiter, écrit-il dans l’article « La question de la technique » (1954). « Il nous semble que partout l’homme ne rencontre plus que lui-même » : c’est le sens même de ce qu’Heidegger nomme l’« arraisonnement » (Gestell) du monde. Mais en réalité, pour le phénoménologue, cette omniprésence de l’homme est une illusion : « l’homme précisément ne se rencontre plus lui-même en vérité nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être. » La pensée technique dans laquelle nous sommes enfermés nous éloigne de nous-mêmes, en substituant l’idée que l’homme est le maître de ce qui est à l’appel étrange et mystérieux de l’Être. En perdant le monde naturel, nous nous perdons nous-mêmes.