“La Religion pour penser”, de Paul Ricœur

Aucun ouvrage de Paul Ricœur n’aborde directement la question de la religion. S’il a pu concéder le qualificatif de « philosophe et protestant », et n’a jamais fait mystère de sa foi, Ricœur ne s’est jamais considéré comme un philosophe chrétien. Les références à la religion – à la Bible, en particulier – sont pourtant nombreuses sous sa plume. Le récent volume La Religion pour penser (Seuil, 2021), qui compile la plupart des conférences où Ricœur aborde le sujet, permet de mieux cerner ce paradoxe apparent. De mieux saisir, aussi, la manière dont philosophie et religion s’articulent à ses yeux. 

Agnostique par méthode

Ricœur ne cesse de souligner l’hétérogénéité de la religion et de la philosophie : ces deux sphères ne parlent pas de la même chose, elles sont incommensurables. La religion est en-deçà, ou au-delà de la philosophie. Cette conviction est, en même temps, une décision de méthode qui guide le travail du penseur : lorsqu’il traite de philosophie, Ricœur met Dieu entre parenthèses. Influencé par les traditions phénoménologique et existentialiste, il s’efforce de revenir à l’état « naïf » d’une conscience qui n’a pas connu la conversion. La philosophie doit se garder de s’aventurer dans les domaines théologiques. Et, réciproquement, la religion ne doit jamais être mobilisée comme un argument, pour réfuter certains états de notre conscience. « Le philosophe récusera-t-il l’entrée en scène de l’absurde sous prétexte qu’il est commandé par une théologie chrétienne ? » Si dissonance il y a, c’est à la pensée religieuse de l’affronter.

Poétique du religieux

Mais Ricœur se tient-il vraiment à cet agnosticisme ? On peut légitimement en douter : les références bibliques sont en effet nombreuses dans ses essais philosophiques. Elles semblent même, parfois, orienter le raisonnement. Il n’y a pourtant pas d’incohérence pour Ricœur : si le religieux ne doit pas être utilisé au sein d’un raisonnement, il peut néanmoins jouer un rôle dans le dévoilement de problématiques proprement philosophiques. À condition de l’appréhender comme un domaine poétique. La « fonction mytho-poétique » est un outil, exceptionnel, d’exploration de l’existence. Elle permet de mettre en lumière certaines dimensions de la vie humaine. De son travail sur le mal et l’innocence, sur la faute et la culpabilité, sur la volonté et l’involontaire, toute la réflexion de Ricœur est aiguillée par ces repères symboliques, qui font apparaître le réel sous un nouveau jour.

Pour une laïcité de confrontation

Il serait aberrant, pour Ricœur, de vouloir se priver de cette richesse offerte à l’interprétation – de même, sans doute, qu’il serait terrible de couper la philosophie de la littérature. Et la même chose est vraie, aussi, en ce qui concerne le débat public. Il est l’espace d’une discussion rationnelle, mais n’en est pas moins nourri par une pluralité de perspectives sur le monde. C’est pourquoi, aux excès d’une « laïcité d’abstention » évacuant totalement les convictions, Ricœur plaide pour une « laïcité de confrontation, […] dynamique, active, polémique, dont l’esprit est lié à celui de la discussion publique. » Une invitation bienvenue à assumer les « différends non solubles » –, qui définissent tout particulièrement notre époque – plutôt que de faire comme si ces divergences n’existaient pas.

La Religion pour penser. Écrits et conférences 5, de Paul Ricœur, vient de paraître aux Éditions du Seuil. 448 p., 26€, il sera disponible ici dès demain, 15 avril.