“La politique migratoire européenne suit désormais la logique de l’immunité”
Réforme du droit d’asile, arrivée d’exilés à Lampedusa, discours du pape François : la question migratoire est au cœur des débats européens. La philosophe italienne Donatella Di Cesare, autrice de Stranieri residenti. Una filosofia della migrazione (« Étranger résident. Une philosophie de la migration », 2017), livre son point de vue critique sur les évolutions des politiques d’accueil de l’Union européenne.
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La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen était récemment sur l’île de Lampedusa pour présenter un plan d’urgence de l’Union européenne afin de venir en aide à l’Italie face à la “crise migratoire”. Qu’en avez-vous pensé ?
Donatella Di Cesare : Je dirai d’abord qu’Ursula von der Leyen a humilié toute l’Europe en signant, avec la Première ministre post-fasciste Giorgia Meloni, un mémorandum en Tunisie avec Kaïs Saïed, dont le pouvoir a désormais des allures de dictature. Pour se débarrasser des migrants, ces superflus, ces rebuts de l’humanité, on est prêt à faire des pactes de sang – et d’argent – même avec des dictateurs. Quelle hypocrisie ! À Lampedusa, nous avons assisté à une pirouette à des fins électorales, c’est-à-dire en vue des élections européennes. Ces dix points présentés par Madame von der Leyen sont, à y regarder de plus près, des mots vides de sens.
Diriez-vous que l’on assiste à une sorte d’inversion de la vulnérabilité, comme s’il fallait secourir les États plutôt que les migrants qui meurent en mer ?
Ce que vous dites est vrai : une inversion systématique des rôles. Depuis un bon moment, le statut de victime est devenu l’objet d’une lutte dans l’espace public, on se bat pour obtenir ce statut, ce qui est une façon de demander reconnaissance et protection, de revendiquer plus de droits, mais aussi pour étendre sa propre sphère. Semblant réduite à l’impuissance, la victime dispose en fait d’un pouvoir inédit. L’Italie, en proie d’un ressentiment souverain et souverainiste, joue la victime des migrations. Mais les autres États européens jouent aussi ce rôle. On laisse croire aux citoyens qu’ils sont exposés à un grave danger et qu’ils ont besoin de sécurité. De l’autre côté, il y a les migrants : des files d’attente interminables, rassemblées dans des centres dits « d’accueil » après leur arrivée. Les images sont toujours les mêmes : elles montrent une masse anonyme, indistincte et obscure. La caméra s’attarde rarement sur un visage. Les yeux terrifiés, les larmes ne traversent pas l’écran. À cette situation contribuent aussi les mots qui, dans les médias, dans les discours politiques, accompagnent ces images : « urgence migratoire », « marée humaine », « invasion d’immigrés clandestins »…
“Pour se débarrasser des migrants, ces superflus, ces rebuts de l’humanité, on est prêt à faire des pactes de sang – et d’argent – même avec des dictateurs. Quelle hypocrisie !”
Comment qualifieriez-vous la politique migratoire de l’Union européenne ?
La politique migratoire européenne suit désormais la logique de l’immunité. La démocratie elle-même, au lieu d’exiger la participation, s’oriente vers la protection. Profiter de la démocratie, ce n’est plus alors rien d’autre que bénéficier de plus en plus exclusivement de droits, de protections, de défenses. Mais que se passe-t-il à l’extérieur ? Au-delà des frontières ? La condition d’immunité réservée à certains, les protégés, est refusée à d’autres, les exposés, les parias, les abandonnés. Le décalage se renforce chaque jour. Dans les périphéries de la misère, dans les banlieues du découragement, dans l’interminable hinterland où survivent les superflus, internés dans des camps, parqués dans des vides urbains, jetés comme des ordures, le système des garanties et des assurances n’arrive pas. Mais là où il y a immunité, il n’y a pas de communauté. Être immunisé, c’est être exempté, dispensé d’obligations, de contraintes. Le contraire de l’immunité est le commun, qui indique un engagement partagé envers l’autre. C’est pourquoi la communauté est ouverte, elle ne peut se présenter comme une forteresse identique à elle-même, fermée, fondée uniquement sur le lien de la peur.
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