La perfection de l'univers

Michel Hulin publié le 9 min

Bénarès, février 2011, au bord du Gange, là où sont installés les célèbres bûchers funéraires qu’il est interdit de photographier. Un groupe d’Occidentaux s’approche, et l’un d’eux, à la dérobée, prend un cliché. Surgit alors de nulle part un personnage qui, exhibant une vague carte de police, exige le paiement d’une amende faramineuse… Mais un membre du groupe intervient et se met à psalmodier : « Dharmakshetre, Kurukshetre samavitâ… » C’est le début de la Bhagavad-Gîtâ, en sanskrit. Aussitôt, comprenant qu’il n’a pas affaire à de quelconques touristes voyeurs, le « policier » change de ton et, pour sauver la face, propose la visite de quelques silk shops [« boutiques de soierie »]. Tel est, aujourd’hui encore, le pouvoir magique d’un texte vieux, sans doute, de plus de deux mille ans !

Mais qu’est-ce, au juste, que la Bhagavad-Gîtâ ? Formellement, elle se présente comme un bref épisode (environ 700 distiques) inclus dans l’énorme épopée du Mahâbhârata (à peu près 100 000 distiques). La date de sa rédaction est mal établie, comme d’ailleurs celle de l’épopée elle-même. Le texte a dû se constituer par accrétions autour d’un noyau primitif remontant au IIIe siècle avant notre ère. Le cadre narratif du Mahâbhârata est celui de la lutte « pour le gouvernement du monde » entre un clan d’usurpateurs, celui des Kaurava, sorte d’« Empire du Mal » avant la lettre, et le camp du bon droit, incarné par la dynastie des Pândava. Si l’histoire de la Grande Guerre est entremêlée de multiples récits annexes et de digressions à caractère philosophique ou religieux, la Gîtâ, elle, prend place au cœur de la bataille ou, plus exactement, dans les minutes précédant les premiers combats. Elle revêt la forme d’un dialogue entre le héros Arjuna, l’un des chefs du camp des Pândava, et Krishna, le conducteur de son char de guerre. Arjuna, au seuil de l’affrontement, se montre accablé car il aperçoit dans le camp d’en face maints personnages auxquels il est lié par un passé commun ou des relations de parenté ou d’amitié. Même si le clan des usurpateurs est clairement identifié comme tel, nous sommes dans un cadre féodal où toutes les grandes familles sont apparentées au-delà des conflits d’honneur ou d’intérêts. « Comment […] pourrais-je dans le combat décocher mes flèches sur des êtres que je vénère […] ? […] Si je venais à tuer ces maîtres […] ma nourriture serait souillée de sang » : tempête sous le crâne d’Arjuna, qui vacille à l’idée de combattre. C’est ici que Krishna intervient. Sous ses dehors modestes d’aurige, il est en réalité le dieu Krishna lui-même et il va persuader son ami de ne pas se dérober à son devoir de « chevalier ». Pour cela, il développe sur un mode lyrique – d’où le titre de l’œuvre : « Le Chant du Bienheureux (ou du Seigneur) » – un vaste discours au terme duquel Arjuna, enfin convaincu, donnera le signal du combat en se portant à la rencontre de l’armée ennemie.

Expresso : les parcours interactifs
Joie d’aimer, joie de vivre
À quoi bon l'amour, quand la bonne santé, la réussite professionnelle, et les plaisirs solitaires suffiraient à nous offrir une vie somme toute pas trop nulle ? Depuis le temps que nous foulons cette Terre, ne devrions nous pas mettre nos tendres inclinations au placard ?
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l'amour en général.
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Professeur de philosophie à l’université hébraïque de Jérusalem, il est l’auteur notamment de Solitude du penseur de fond (1990) et d’Apologie de mon âme basse (2003). Dans son dernier essai Impossible sagesse, il interroge la recherche…


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