En Inde, la croisade des WC

Sifflets, klaxons, tambours battants… Un vacarme assourdissant réveille le village de Samode, avant l’aube, sous le ciel étoilé du Rajasthan (État du nord-ouest de l’Inde). Une vingtaine d’hommes vêtus de blanc descendent les ruelles sombres. Des visages hébétés apparaissent aux fenêtres des maisons. Sur les toits, une famille de macaques se joint au tapage. « On commence toujours vers 5 heures du matin, comme ça, on a plus de chances de les débusquer ! » Suresh mène la patrouille ce matin, aux côtés de Dinesh, le maire de Samode, dont il est l’un des nombreux adjoints. « On en chope une bonne dizaine en moyenne ! Aujourd’hui aussi, on va en trouver, vous allez voir… »

Au pied des collines arides, à la lumière des lampes torches, on croit assister à une chasse aux sorcières ; mais les proies de Suresh et de son équipe municipale n’ont rien de magique : ce sont les open defecators, ou « défécateurs de plein air », des villageois réfractaires à l’utilisation de toilettes. La patrouille en aperçoit un à la sortie du village, accroupi près d’un buisson, une bouteille d’eau à la main. L’homme a à peine le temps de se relever, le voilà entouré. Dinesh lui fait la morale, pendant que Suresh l’enguirlande en riant. « Voilà un beau collier de fleurs pour vous remercier d’avoir chié dehors ! »

^{À 5 heures du matin, Dinesh Chutarvedi (au premier plan) et son équipe se préparent à patrouiller contre les “open defecator” © Jack Fereday}

Un coût de 50 milliards d’euros par an

Samode est l’un des nombreux champs de bataille d’une croisade historique en Inde, où près de la moitié de la population – 565 millions de personnes selon l’Unicef – se soulage en plein air. En milieu rural, où ce taux atteint 70 %, c’est un fléau sanitaire : 188 000 enfants de moins de 5 ans meurent chaque année de maladies diarrhéiques propagées par les excréments. Mais aussi social : parce qu’elles doivent attendre la nuit pour faire leurs besoins dans la nature, les femmes s’exposent à un risque accru d’agression sexuelle, tandis que les filles décrochent des écoles dépourvues de sanitaires. Enfin, les effets cumulés sur la santé et l’éducation affectent la force du travail, et coûtent 50 milliards d’euros par an à l’économie indienne, soit 6,4 % du produit intérieur brut (PIB), selon la Banque mondiale.

Santé, sécurité, productivité – le simple acte de déféquer touche aux grands domaines de la politique moderne. Aussi représente-t-il l’un des grands enjeux de ce que Michel Foucault nomme le « biopouvoir », à savoir « une prise de pouvoir sur l’homme en tant qu’être vivant, une sorte d’étatisation du biologique ». Et qui s’adresse à la population tout entière – en tant que « masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc. » (« Il faut défendre la société », cours au Collège de France, 1976). Ainsi, le Premier ministre indien Narendra Modi voudrait mobiliser la nation autour de sa vision d’une « Inde propre » (Swachh Bharat), l’un des grands rêves inachevés de Gandhi. Objectif : en finir avec la défécation en plein air d’ici à la fin de son mandat, en 2019, en subventionnant la construction de 130 millions de toilettes privées, pour un coût de 18 milliards d’euros. Le chantier avance à grands pas, au vu des 24 millions de toilettes déjà construites ; mais il bute sur des habitudes profondément ancrées dans la culture indienne. Comme à Samode, où 93 % des foyers disposent désormais de latrines, sans qu’elles soient toujours utilisées.

“Une communion avec la nature”

Notre délinquant sanitaire ne comprend rien à ce cirque. Aux premières lueurs du jour, on découvre un homme âgé de 87 ans, la tête enroulée dans un turban rouge vif : « Toute ma vie j’ai fait ça dans la nature ! C’est plus sain. Et puis le fait de marcher un kilomètre, ça aide… » D’un geste de la main, il mime le transit intestinal. « C’est comme ça que je garde la forme ! »

En Europe, les toilettes sont devenues une niche à l’écart du monde, un « lieu tranquille » évoqué avec nostalgie par l’écrivain autrichien Peter Handke, qui sert « de refuge, de cachette, d’asile, de solitude » (Essai sur le lieu tranquille). Mais pour toute une génération d’Indiens habitués à déféquer dehors, c’est un lieu artificiel et insalubre, que l’on doit dompter à contrecœur.