Karakorum, ville nomade au cœur de la steppe mongole
« Implantée » dans la steppe. C’est ainsi que l’équipe de chercheurs allemands menée par l’archéologue Jan Bemmann qualifie récemment, dans la revue Antiquity, la ville de Karakorum, ex-capitale de l’Empire mongol fondée au XIIIe siècle par Ögödei, fils de Gengis Khan.
Il faut entendre, dans ce mot même d’« implantée », la métaphore végétale : Karakorum n’était pas repliée sur elle-même, mais au contraire tournée, comme la plante, sur une incessante expansion vers l’extérieur. En un sens, Karakorum était une ville nomade, loin de la ville fortifiée emblématique de l’imaginaire européen.
Explorons son fonctionnement avec le philosophe Gilles Deleuze et le géographe Augustin Berque.
Villes mobiles, villes nomades
L’histoire a fourni de multiples villes mobiles, y compris dans des sociétés sédentaires. Le castrum (camp militaire, construit sur un modèle rationalisé et reproductible en tout lieu) inventé par les Romains en est sans doute le meilleur exemple.
Mais ces « villes mobiles », à vocation généralement militaire, sont-elles des « villes nomades » ? Pas vraiment, répondraient Gilles Deleuze et Félix Guattari. Car le castrum et ses apparentés relèvent en effet de ce qu’ils nomment, dans Mille Plateaux (1980), un « striage » qui témoigne d’une volonté (foncièrement étrangère au nomadisme) de contrôle, de domination de l’espace et des flux qui y passent, par le biais de points stratégiques.
Ce striage se manifeste, en particulier, dans le geste fondateur de la ville romaine, l’urbs, qui servira de matrice à la vision occidentale de la ville : le tracé d’une délimitation, d’un « sillon », celui « que trace Romulus à la fondation de Rome », et qui est « si sacré qu’il tuera son frère pour l’avoir franchi », comme l’explique le géographe Augustin Berque dans l’article « Le Rural, le sauvage, l’urbain » (2011). « Avec ce sillon, de quoi s’agit-il ? Symboliquement, de faire exister la ville. La faire exister, c’est-à-dire la faire “se tenir hors de” (ex-sistere) son milieu originel […]. Cette existence que symbolisait le sillon, c’est la muraille qui devait la matérialiser. […] À Rome, au-delà des murs se trouvait le pomoerium – de post (après) et moerus : murus –, où, symboliquement, il n’y avait plus que l’érème », le hors-monde.
Un décor qui s’adapte à l’humain
La ville de Karakorum possédait elle aussi des murailles et bien d’autres construction fixes – contrairement à ce qu’a longtemps laissé entendre la description du moine franciscain Guillaume de Rubrouck qui l’a visitée en 1253-1255. Mais ces murailles ne délimitaient pas, en fait, les contours hermétiques de la ville, qui s’étendait, comme l’ont montré les dernières études archéologiques, bien au-delà des remparts et se recomposait dans le temps, grâce notamment à une faible densité d’installations. La capitale mongole ne se tenait pas face à la steppe : elle était traversée, de part en part et sur près d’une dizaine de kilomètres, par cette immensité spatiale et par les flux d’hommes et de marchandises qui s’y croisaient.
Si Karakorum peut être qualifiée de ville « nomade », sans pour autant avoir quitté le lieu de son implantation première, c’est qu’elle coïncide avec la manière d’être des nomades, qui comprend son existence dans un « espace lisse » comme un trajet qui compte davantage en lui-même que son origine et sa destination. Comme le dit Deleuze à propos du nomadisme : « Le nomade […] suit des trajets coutumiers, il va d’un point à un autre. » Mais « même si les points déterminent les trajets, ils sont strictement subordonnés aux trajets qu’ils déterminent, à l’inverse de ce qui se passe chez le sédentaire. » En un mot, le décor s’adapte sans cesse à l’humain, et non l’inverse.
Vers l’« urbain diffus » ?
La ville nomade est d’abord un point de passage, de convergence épisodique des flux – que la ville occidentale s’efforce de figer, d’immobiliser. S’efforce… ou s’efforçait ? Car les villes d’Europe se sont métamorphosées au fil des siècles. Les murs ont disparu. Nous assistons, constate Berque, à l’avènement, aux pourtours des villes, d’un « urbain diffus » qui « a définitivement aboli ce que, jadis, emblématisaient les portes de la ville : l’existence d’un monde. Cette limite cosmogénétique, il en a fait ce qu’on appelle aujourd’hui les “entrées de ville”. […] Les “entrées de ville”, en effet, ces zones innommables qui s’étendent au long des routes périurbaines, ne sont pas seulement la bête noire des paysagistes ; elles sont l’emblème de la fin du monde urbain. » Peut-être faut il y voir le signe d’un devenir-nomade qui, observait Deleuze, « affecte les sédentaires » en dépit de leurs réticences ?
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