Journalisme et philosophie. 10 ans de mariage

C’est quoi, un journal de philosophie ? Comment concilier ces deux pôles a priori antagonistes que sont, d’un côté, le flux de l’information et, de l’autre, le travail sur les concepts, le recul critique, le retrait méditatif ? Comment le choc d’une actualité peut-il être décanté ou analysé à l’aide de références parfois anciennes ? Ce sont là, depuis dix ans, des questions ouvertes pour nous. Philosophie magazine se veut vraiment un magazine – avec des jeux, des bandes dessinées, des portraits, des entretiens… Et nous voulons aussi vraiment faire de la philosophie, c’est-à-dire présenter des raisonnements et des théories parfois exigeants, et montrer que philosopher, c’est une activité de penser, une dynamique, un engagement…

Dans notre premier édito, nous faisions référence à Michel Foucault. En 1977, à l’occasion d’un entretien accordé au Nouvel Observateur, Foucault prenait acte d’une métamorphose profonde de la discipline philosophique. Traditionnellement, philosopher, c’est s’occuper de grandes questions atemporelles. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? L’univers est-il créé ou incréé ? N’y a-t-il que des mauvaises actions, ou peut-on définir le Mal en soi ? Mais ces grandes questions, avec le déclin de la vision religieuse du monde et un certain reflux de la métaphysique, sont passées au second plan. Aussi la philosophie s’est-elle rapprochée des passions du siècle, au point de devenir une « ontologie du présent ». L’expression, proposée par Foucault, est bizarre. L’ontologie est cette partie de la métaphysique qui s’occupe de définir l’essence des choses. Le présent est ce qui fuit, ce qui nous file entre les doigts et se dérobe, si bien qu’il paraît presque inconsistant. « La question de la philosophie, affirmait pourtant Foucault, c’est la question du temps présent qui est nous-mêmes. »

Sur le fond, on peut débattre longtemps d’une telle conception de la discipline ; en tout cas, ce fut pour nous une clé. Lorsque nous avons lancé notre premier numéro, au printemps 2006, nous n’étions soutenus par aucun groupe, et les experts du journalisme qui s’étaient penchés sur le projet n’y croyaient guère. L’objection la plus fréquente était celle-là : « Vous allez faire un numéro sur Nietzsche, puis un numéro sur Platon, et ensuite vous ne saurez pas comment vous renouveler, ce sera terminé. » Cependant, cette objection repose sur une conception très passéiste de la philosophie. Elle suppose que la philosophie n’est qu’un rayon de librairie ou une galerie de « célèbres penseurs », morts depuis des siècles. Or, nous avions dès le départ la conviction inverse. Pour nous, la philosophie n’est pas seulement un corpus de textes et elle ne consiste pas à célébrer la mémoire de quelques penseurs ; il s’agit d’autre chose, d’une méthode, d’une manière de voir le monde. Pour notre premier numéro, nous n’avons mis ni Nietzsche ni Platon en couverture. Nous avons posé une question : « Un autre monde est-il possible ? » Souvenez-vous. C’était en 2006. L’altermondialisme était encore le sujet du moment : existe-t-il une alternative crédible au mode d’organisation capitaliste ? Pour notre deuxième numéro, nous avons titré : « Homme et animal. La frontière disparaît ». Nous prenions acte, avec cette une, d’une révolution en marche dans le monde des sciences, sur le point de gagner l’opinion : l’éthologie ayant affiné notre connaissance des comportements et des sociétés animales, nous nous sommes rendu compte que les animaux avaient des émotions morales, une sensibilité à la « justice », parfois des rituels funéraires, que les grands singes et les mammifères supérieurs s’occupaient d’éducation… Bref qu’il y a plutôt une différence de degré que de nature entre l’animal et l’homme. Ces deux exemples sont emblématiques d’une démarche plus générale et du cœur même de notre projet éditorial : non, Philosophie magazine ne s’est pas trouvé à court de sujets au bout de deux numéros, car le présent se renouvelle sans cesse et nous pose toujours de nouvelles questions.

À la recherche des singularités

Néanmoins, nous avons beaucoup tâtonné, beaucoup expérimenté. Tous les formats de la presse traditionnelle étaient, pour nous, à réinventer. C’est quoi, une interview, une enquête, un reportage, un portrait philosophiques ? Peu à peu, notre ontologie du présent s’est déployée dans trois directions.