2. Les cultiver

Je ressens, donc je suis

Claire Marin, Yves Cusset, Françoise Dastur, Étienne Bimbenet, Manon Garcia, Gloria Origgi, propos recueillis par Michel Eltchaninoff publié le 7 min

Les philosophes, des êtres purement rationnels et détachés des affects ? Faux ! Pour s’en convaincre, il suffit de lire ce que les six penseurs que nous avons interrogés disent de l’émotion qui les influence le plus. Portraits intimes. 

L’excitation

Claire Marin

On a vite fait de dire à un enfant qu’il est trop excité et qu’il ferait bien de se calmer un peu. L’excitation n’est jamais bien loin de l’exaspération qu’elle suscite. Mais il serait dommage d’oublier à quel point l’excitation, comme nous le rappelle l’étymologie, est ce qui nous réveille, ce qui nous fait sortir de notre état, crée un élan et un dynamisme neuf. Elle est comme un air neuf, une petite décharge, une secousse qui impulse un rythme nouveau. Principe d’exaltation, elle fait passer notre vie intérieure à un degré d’intensité supérieure, elle la rend plus vive et plus dense à la fois. L’excitation naît de l’inédit, du neuf qu’elle fait apparaître et produit un bouleversement de nos représentations et de nos envies. J’aime l’excitation que peut susciter un sentiment, une idée, un projet, qui nous sollicite tout entier, nous habite, nous transporte ; l’excitation qui nous tient éveillés jusqu’à l’insomnie, qui appelle avec urgence et enthousiasme son déploiement ou sa réalisation. Une idée excitante nous oblige, dans un impératif traversé de désir et d’impatience, à la travailler, à l’actualiser, à la transformer. L’excitation devient alors concentration, passion et création. L’excitation est créatrice. Parfois, la création achoppe, le projet échoue, la passion amoureuse s’émousse, le désir est déçu. Mais il nous reste le souvenir vif de ces heures illuminées par ces ambitions folles, ces délires et le plaisir de ces moments d’excitation intense.

 

La léthargie

Yves Cusset 

Si l’on fait un classement des émotions par leur popularité, la léthargie risque fort d’arriver bonne dernière. D’abord parce qu’elle semble plutôt se distinguer par un état de débilité émotionnelle, de clôture pathologique du vécu à la dimension du sensible : l’état d’engourdissement d’un corps incapable d’être encore mû, modifié, agi, ému. Degré zéro de l’émotion, qui serait à la sensibilité ce que l’inertie est à la matière. Ensuite parce qu’elle semble se situer au-delà de la tristesse et de la fatigue, dans cette zone grise où notre puissance d’agir a été tellement amoindrie qu’elle en devient une forme ontologique d’impuissance ou d’ennui existentiel. Ci-gît le corps bien vivant. Doit-on la réduire à cette émotion-limite à travers laquelle le corps se ressent comme incapable de modification, en une oxymorique sensation d’anesthésie ? Non, ce serait injuste. Car, dans cet état de mollesse extrême, la place est laissée libre pour la soudaineté de toutes les émotions, et l’impression d’être enfoncé dans l’apathie peut s’effacer avec une rapidité inattendue devant la moindre stimulation des sens, à commencer par la chatouille. Il faut parfois en passer par la léthargie pour redécouvrir que la vie et la pensée, ça chatouille. C’est pourquoi elle est aussi une émotion propice à l’attitude humoristique : cette extraordinaire disposition à se ressentir dans tout son être de son indécrottable nullité et à en rire. Si la philosophie peut nous apprendre à mourir, la léthargie aurait la vertu de nous apprendre à rire mou.

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