Hier, grand’mère est morte
“Je suis triste, j’ai l’impression d’avoir perdu ma grand-mère.” En rentrant d’un dîner bien arrosé hier soir, Ariane Nicolas a lu cette phrase d’un Britannique à la une d’un site d’informations. Elle lui a donné envie de vous parler non pas de la reine d’Angleterre, mais d’une autre grand-mère : la sienne.
« Ma grand-mère Andrée est née en 1926, la même année qu’Élisabeth II. Issue d’une famille de quatre enfants, elle a grandi dans un village de la Creuse qui compte aujourd’hui 109 habitants. Ses parents étaient des métayers, autrement dit des fermiers à demi esclaves, rattachés à ce que leurs aïeux appelaient un “seigneur” et qu’eux-mêmes nommaient à présent un “patron”. Une misère à crever : le propriétaire confisquait une partie de la récolte et laissait à la famille à peine de quoi vivre. Malgré l’emplacement reculé et comme hors du temps, l’école primaire était obligatoire. Ma grand-mère faisait donc cinq kilomètres à pied, matin et soir, pour étudier dans la ville la plus proche. Sa maîtresse, décelant un potentiel scolaire chez cette enfant aux os solides et au chant de rossignol, finit par l’extirper du destin qui lui était promis en l’accueillant chez elle puis en lui ouvrant les portes du collège. Andrée finira elle-même enseignante, des années plus tard.
J’admirais ma grand-mère plus que quiconque au monde. Elle ne l’a jamais su, évidemment. J’étais trop occupée à dévorer ses tartes aux abricots, à jouer avec ses boucles d’oreille à clips et à l’épuiser au tricot : “Le point mousse, c’est quand on passe le fil en avant ou en arrière, déjà ?” Quand elle est morte, en 2016, j’étais ravagée de chagrin. Et puis, quelques années plus tard, j’ai lu un passage de Proust qui m’a ramenée vers elle, presque physiquement. Dans Le Côté de Guermantes, le narrateur raconte la mort de sa “grand’mère”, mot qu’il écrit merveilleusement avec une apostrophe plutôt qu’un tiret :
“Comme au temps lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes d’une chaste espérance, d’un rêve de bonheur, même d’une innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en se retirant venait d’emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand’mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du Moyen Âge, l’avait couchée sous l’apparence d’une jeune fille”
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes (1920-21)
Ce passage est, je crois, mon préféré de toute la Recherche. Je sanglote à chaque fois que je le relis. S’y mêle une empathie paradoxale, où la dureté du jugement sur la vie indésirable de cette femme adoucit en réalité le chagrin du narrateur, ainsi qu’une intuition extraordinaire sur la condition de la femme. Je ne sais pas si la grand-mère du jeune homme avait effectivement les traits adoucis, sur son lit de mort. Mais dire que cette dame redevient une jeune fille, au moment de sa disparition, c’est suggérer que les années vécues entretemps, ce temps voué à l’existence d’autrui, ne formaient pas vraiment sa vie et même pas une vie tout court, car d’autres l’avaient vécue pour elle. Comme si le narrateur endeuillé se réjouissait étrangement qu’elle puisse, dans un au-delà incertain, vivre enfin sa vie rêvée de femme. Bien que je n’éprouve aucun sentiment particulier envers Élisabeth II, et malgré les trajectoires radicalement opposées entre cette aristocrate puissante et ma grand-mère à la vie si modeste, je ne serais pas étonnée que la reine ait, elle aussi, recouvré sur son lit mortuaire l’apparence d’une jeune fille. »
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