Henri Atlan: “La science crée les problèmes, mais ne fournit pas les solutions”

Dialoguant avec Xavier Bichat (1771-1802) qui affirmait : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », Henri Atlan rétorque : « La vie est l’ensemble des fonctions capables d’utiliser la mort »… Aux barrières fixes, le professeur préfère les définitions évolutives qui privilégient la circulation entre le vivant et le non-vivant, l’humain et le non-humain. L’œuvre d’Henri Atlan, né en 1931 à Blida, en Algérie dans une famille juive, ne cesse de surprendre et de bousculer les idées reçues. C’est avec une implacable sérénité qu’il a, par exemple, abordé la question de l’utérus artificiel qui en effraie plus d’un. Chercheur en biologie cellulaire, physicien, médecin spécialiste d’imagerie médicale, membre du Comité consultatif national d’éthique pendant dix-sept ans, ce scientifique est aussi un philosophe et un commentateur du Talmud. Dans plusieurs de ses livres, tels Les Étincelles de hasard (Seuil, 2 tomes, 1999 et 2003) et À tort et à raison (Seuil, 1986), les mécanismes scientifiques et les mythes ancestraux se donnent l’écho construisant une « intercritique de la science et du mythe ». Avec quelques autres chercheurs pionniers, au tournant des années 1960-1970, Henri Atlan a mis en doute l’idée du tout-génétique – l’idée que toutes les propriétés de la vie seraient inscrites dans un programme génétique –, en développant une théorie de l’auto-organisation du vivant, une étude des systèmes complexes. Cette théorie de la complexité est porteuse d’une éthique, nourrie par Spinoza, en quête d’une liberté rendue possible « par la connaissance du monde, des autres et de soi », par « un acquiescement, aussi joyeux que possible, à ce que la nature produit en nous, en dehors de nous et à travers nous ».

Comment, dans votre parcours, la science, la philosophie et la tradition juive se sont-elles rencontrées?

Henri Atlan : Durant mon enfance en Algérie, je lisais tout ce qui me tombait sous la main, les grands auteurs et les petits, des romans, la mythologie grecque, Jules Verne, etc. Ensuite, parallèlement à mes études de médecine et de biologie commencées à Paris en 1948, je me suis intéressé aux textes hébraïques anciens, bibliques, talmudiques, kabbalistes et à ceux de philosophes juifs médiévaux. C’était une réaction à la découverte quelques années auparavant de ce que j’étais juif, quand je fus renvoyé de l’école en 1942, à cause des lois de Vichy ; petite blessure par rapport au drame vécu par d’autres en Europe sous l’Occupation nazie que nous découvrions alors. Ces textes ont servi, pour moi, d’initiation à la philosophie et, très vite, j’ai commencé à lire les grands philosophes. Ce sont mes travaux en biologie qui ont ensuite stimulé mon intérêt pour la philosophie des sciences. Plus tard, en 1971, je suis allé travailler à l’Institut Weizmann, puis à l’hôpital Hadassah de Jérusalem, ville où je vis aujourd’hui une partie de l’année. Israël est fondé sur une rencontre entre tradition ancienne et modernité – à travers la renaissance de l’hébreu, qui était une langue morte –, phénomène que j’avais envie de vivre. Malheureusement, cela se vit aujourd’hui dans des conditions tragiques.

Quel usage faites-vous de la Bible ?

J’utilise la Bible comme une écriture athée – à la façon, par exemple, des textes védiques –, comme un texte « sacré » dont on ne connaît pas l’auteur. Dans Les Étincelles de hasard, c’est ce que j’ai nommé « l’athéisme de l’écriture ». Pour moi, la notion de « parole de Dieu » est presque blasphématoire : parler de parole de Dieu, c’est projeter sur lui des catégories humaines. Cette parole ne tombe pas du ciel, elle n’est pas « révélée » en ce sens, sinon comme source d’interprétations, à la façon des mythes fondateurs des civilisations.