Hartmut Rosa : “La guerre nous tend un piège majeur”

Face à la guerre menée par la Russie sur le sol européen, il est plus que jamais indispensable de parvenir à comprendre à ce qui nous arrive, sur le plan politique, social, mais aussi existentiel, éthique et métaphysique. Nous avons demandé à plusieurs philosophes de nous livrer leurs réflexions.

Advenue dans le fil de la crise du Covid et de la crise climatique, la guerre en Ukraine marque une nouvelle phase de l’accélération de l’histoire, selon le philosophe allemand Hartmut Rosa. S’il n’a aucune indulgence avec Vladimir Poutine, il redoute l’atmosphère d’Union sacrée qui s’est emparée de l’Europe et l’illusion que cette guerre, classique, pourrait nous permettre de surmonter tous nos problèmes – alors qu’elle les accuse.

« Un coup d’œil au passé montre qu’il y a régulièrement eu des enchaînements d’événements foudroyants – pour ne donner qu’un exemple, la chute de l’Empire romain s’est produite sur une trentaine d’années. En un sens, la pandémie de Covid-19 puis la guerre en Ukraine laissent penser que nous sommes entrés dans l’une de ces séquences très heurtées de l’histoire, depuis 2020. Ce qui distingue néanmoins notre époque, c’est que nous sommes également, depuis l’effondrement du mur de Berlin en 1989, dans une phase de la Modernité marquée par l’accélération.

Quand le bloc soviétique s’est effondré, la mondialisation a pu étendre ses effets et nous avons assisté à la “dynamisation” du monde. Je voudrais insister sur deux caractéristiques de notre Modernité accélérationniste. La première est le défi posé par la “stabilisation dynamique”, évidente dans la sphère économique : les multinationales, les entreprises, les banques, les finances publiques ont besoin, pour ne pas s’écrouler, de croissance. L’infrastructure économique du monde est comme une bicyclette qui doit, pour conserver l’équilibre, augmenter sa vitesse de quelques pourcents chaque année. C’est un impératif structurel qui épuise les ressources en matières premières et en énergie, et qui nous conduit mécaniquement au-devant de pénuries. C’est ce que nous sommes en train de comprendre, avec le problème que pose aujourd’hui le gaz russe, dont nous sommes dépendants, ou encore la difficulté accrue d’importer des marchandises depuis la Chine.

Mais d’un point de vue politique, je voudrais aussi souligner que la stabilisation dynamique n’est pas gouvernable : les institutions, les dirigeants politiques ont une temporalité d’action trop lente par rapport à une économie, une technologie et une société aux évolutions de plus en plus rapides. Il y a un déphasage entre l’action politique et le cours du monde. Nous constatons donc, partout, une crise de la gouvernance démocratique. Cette crise a déjà créé un certain nombre de problèmes, elle a permis l’ascension de Donald Trump et a renforcé la position de Poutine, le populisme ou l’autoritarisme se proposant comme des réponses possibles aux inquiétudes suscitées par l’accélération. Les leaders autoritaires prétendent que c’est par la force et le conservatisme que les effets de la dynamisation du monde pourraient être contrés, les populations protégées. En réalité, leur action aggrave l’instabilité générale.