Faut-il avoir lu Confucius pour devenir taïkonaute ?

Le jeudi 17 juin, trois astronautes chinois – ou taïkonautes – ont été envoyés vers la nouvelle station spatiale mise en orbite par Pékin et joliment baptisée « Palais céleste » (Tiangong). Ils seront chargés de parfaire la construction de la station, qui devrait accueillir plusieurs autres passagers d’ici quelques mois. La Chine n’avait pas entrepris de vol habité depuis cinq ans et en a donc profité pour fêter en grande pompe la reprise de son épopée spatiale. À cela, il faut ajouter l’imminence du centenaire du Parti communiste chinois (PCC) – célébré le 1^er juillet – qui achève de donner une dimension hautement patriotique à l’événement. Au-delà de la démonstration de force et de la rivalité mimétique avec les États-Unis, le projet de conquête de l’espace est aussi révélateur du rapport que la Chine entretient avec le cosmos. En effet, comme le rappelle la sinologue et professeure au collège de France Anne Cheng, la Chine s’est présentée pendant plus de deux millénaires comme le Tianxia – soit « tout ce qui est sous le ciel ». C’est que, à défaut de se targuer d’être le centre du monde (attitude répandue s’il en est), la Chine s’imaginait comme « le monde ». Cet espace universel du Tianxia était traditionnellement gouverné par le Tianzi : le « fils du Ciel », autre nom donné à l’empereur. Il existait donc en Chine une correspondance très claire entre le dirigeant politique et le macrocosme, comme l’atteste, par exmple, cette formule tirée du Livre des Odes, édité par Confucius (VI^e-V^e s. av. J.-C.) : « Tout le ciel universel n’est que le sol de Wang » (wang étant le mot chinois utilisé pour qualifier le souverain). Si le souverain est censé entretenir une relation privilégiée avec le ciel, Confucius insiste sur le fait que tout un chacun doit aspirer à « être sous le ciel ». On peut ainsi mobiliser un concept figurant dans ses Entretiens : « l’harmonie entre le ciel et les hommes ». 

C’est en s’appuyant sur ce modèle de l’harmonie que, contrairement à l’Europe, la Chine a eu un rapport si l’on peut dire apaisé au ciel et par la suite à l’astronomie. Ainsi, dès 1088, l’ingénieur chinois Su Song, sur ordre de l’empereur Song Zhezong, construit une horloge astronomique extrêmement complexe qui, érigée dans les jardins impériaux, reproduit mécaniquement les phases de la Lune et les mouvements des constellations. Alors qu’en Europe, la plupart des savants ayant fait progresser le savoir astronomique sont des dissidents – leurs avancées menaçant l’autorité des Saintes Écritures –, les scientifiques chinois, eux, se trouvent au plus près du pouvoir politique. Leur savoir apparaît en effet comme susceptible d’offrir des garanties de l’ordre établi, de relier le macrocosme et le microcosme. Ainsi, en Chine, ordre cosmique et ordre politique s’entremêlent parfaitement : le modèle de l’harmonie règne. 

Mais alors, que dire de cette ruée contemporaine vers l’espace ? S’agit-il d’un changement de paradigme ? D’un tournant ? En réalité, on peut plutôt y voir une sorte de prolongation, de parachèvement de l’idéal d’harmonie entre les cieux et le monde des hommes. Le meilleur moyen de ne faire qu’un avec le ciel reste encore de l’atteindre… littéralement. Ce nouveau degré d’harmonie est exprimé par une expression qu’emploie déjà le poète Xin Qiji au XII^e siècle : « Le ciel se trouve désormais au même niveau que celui des hommes. » On comprend mieux pourquoi la Chine a choisi d’appeler sa station spatiale Palais céleste. C’est que le pouvoir, désormais centralisé par le PCC, parvient au paro­xysme de sa puissance en s’extrayant de l’espace terrestre.

Il demeure cependant surprenant – pour ne pas dire ironique – qu’un PCC, qui s’est targué, des années durant, de faire table rase de tout passé impérial et qui a même tenté d’interdire la lecture de Confucius pour le remplacer par le Petit Livre rouge, mobilise aujourd’hui ces mêmes concepts confucéens afin d’affirmer sa puissance. Mais la propagande et l’amnésie n’ont-elles pas toujours fait bon ménage ?