Étudiants dans la dèche à Paris par temps de Covid

C’est une scène que je n’avais jamais vue et que je ne croyais ne jamais voir, en plein cœur du Marais, en rentrant chez moi, l’autre soir. Au croisement de la rue des Tournelles et de la rue du Pas-de-la-Mule, juste derrière la place des Vosges, un peu après 20 heures, alors que le couvre-feu était déjà en cours et que les rues s’étaient vidées de leurs piétons, une gigantesque queue de jeunes gens, sagement alignés les uns derrière les autres, était là en train d’attendre… Saisi par l’incongruité de la situation, je descends de mon vélo pour les interroger. « Que faites-vous là, à cette heure ? Qu’attendez-vous ? » Et tous de me répondre posément : « Nous venons chercher à manger. »  

Renseignements pris, la rue des Tournelles abrite en effet la Maison des initiatives étudiantes, une structure de la Ville de Paris, où une association, Co’p1-Solidarités étudiantes, distribue depuis la crise de la pandémie des paniers alimentaires gratuits pour les étudiants en situation difficile. Deux distributions sont organisées, le vendredi et le samedi. 600 repas au total – en partenariat avec des boulangers ou commerces alimentaires. « Malheureusement, le public ne cesse de s’élargir, me dit Clara, responsable de l’association et elle-même étudiante. On doit augmenter chaque semaine, le nombre de paniers. » 

Même si je n’ignorais pas que la vie était compliquée pour les étudiants, privés des revenus que leur assuraient leurs jobs dans des bars, des restaurants, des théâtres, des cinémas, des baby-sittings aussi, j’avoue avoir été sidéré par cette scène de distribution alimentaire dans les beaux quartiers de la capitale. Comme si j’avais été transporté dans une scène de la vie quotidienne sous l’Occupation allemande, pendant la Seconde Guerre mondiale. 

Aussi, ai-je décidé d’accrocher mon vélo pour interroger ces jeunes-gens sur leur situation et la manière dont ils la vivent. Beaucoup sont des étudiants étrangers, en provenance d’Équateur ou du Liban, privés de jobs, mais aussi de ressources en provenance de leur pays d’origine. Ils parlent entre eux quand ils sont en petit groupe, mais la plupart sont là seuls et ne parlent pas aux autres. Ils sont dignes, posés et reconnaissants. 

« On est en L1, me disent les membres d’un petit groupe. On a découvert cette initiative sur Instagram. On vient ici régulièrement. On trouve cela très sympa qu’il y ait des aides de ce type, en plus des repas du Crous à 1 euro. On ne vient pas chercher que de la nourriture, mais aussi des contacts. » 

Est-ce que cela les blesse de ne pas avoir de quoi manger à leur faim ? 

« Pas vraiment. La situation est  exceptionnelle. On cherche les bons plans. Que peut-on faire d’autres ? » 

« Je suis étudiant en management commercial opérationnel. Je viens d’Aubervilliers. Compte tenu de la situation sanitaire, je viens quand je n’ai plus d’argent pour les courses. Cela m’aide beaucoup. »

«  Je suis étudiante à Cergy. Je n’ai plus de job étudiant. Mon budget est très serré, j’arrive à peine à payer le loyer. Je viens presque toutes les semaines. » 

« Avec la crise économique, c’est compliqué pour que mes parents m’envoient des euros ajoute Théo. Je viens prendre ce que je peux ici. » 

Dans son récit autobiographique Dans la dèche à Paris et à Londres, l’écrivain George Orwell écrit : 

« Lorsque vous vous trouvez au seuil de la misère, vous faites une découverte qui éclipse presque toutes les autres. : savoir que la misère a la vertu de rejeter le futur dans le néant. »

C’est précisément – me dis-je en quittant cette scène – ce contre quoi luttent ces étudiants, ceux qui proposent ces aides comme ceux qui viennent les chercher. Ils ne veulent pas que, à cause de la crainte de la misère, ils soient amenés à « rejeter le futur dans le néant ». Là, sur le trottoir, ils s’organisent pour entretenir la possibilité du futur.