“Esthétique 1958/59”, de Theodor Adorno
Vous voulez vous initier à la philosophie de l’art de Theodor W. Adorno (1903-1969) ? Lisez la version finale de sa doctrine telle qu’elle figure dans sa Théorie esthétique (inachevé, 1970, 1974, 2011, Klincksieck), son dernier livre dont la rédaction l’a occupé pendant toute la décennie des années 1960 jusqu’à sa mort. Mais si vous voulez comprendre comment une pensée se cherche dans sa lente et parfois laborieuse élaboration, alors vous pouvez aussi préférer vous plonger dans les cours qu’il a prodigués à ses étudiants de l’Institut de recherche sociale, c’est-à-dire à « l’École de Francfort », dont Adorno est l’un des fondateurs aux côtés de son ami Max Horkheimer. Retranscrites à partir d’un enregistrement, les 21 leçons qui composent l’enseignement de l’hiver 1958/1959 viennent de paraître en traduction française : elles donnent à voir le philosophe – qui était également musicologue – à la recherche d’une vérité en art.
La philosophie face à l’art
Il n’y a d’abord rien d’évident à ce que la raison et la philosophie aient quelque chose à dire sur l’art. Adorno commence son cours par s’expliquer sur la pertinence d’une philosophie proprement esthétique : il existe à ses yeux une « grande affinité » entre art et philosophie, car même si l’expérience esthétique que procure une œuvre d’art est davantage une « traversée » qu’une « compréhension » au sens où il s’agirait d’en dégager le « sens », elle une traversée qui est « réfléchie ». Car il ne s’agit certainement pas pour Adorno de réduire l’art à un simple objet de plaisir ou de jouissance : « On ne peut pas immédiatement jouir de façon culinaire de l’œuvre d’art », écrit-il en soulignant que celle-ci « est toujours une chose contradictoire ». Fondamentalement, l’art – et pas seulement l’art contemporain – interroge.
L’art entre beauté et vérité
Le problème le plus pressant concerne les rapports complexes entre beauté et vérité, sur lesquels la philosophie bute depuis Platon. Tout en lui fixant comme objectif de livrer une forme de vérité, Adorno considère qu’il est impossible de penser l’art sans recourir à l’idée de beauté. La beauté, cependant, ne doit pas être conçue comme une imitation de la nature ou une propriété intrinsèque à son être, mais comme un élément dynamique de l’œuvre elle-même : s’appuyant sur les réflexions du compositeur Arnold Schönberg [le grand compositeur et théoricien de la musique du début du XXe siècle, qui pousse la recherche harmonique dans ses retranchements avec la musique atonale et invente la dodécaphonie], Adorno montre qu’il existe une logique propre à l’œuvre, qui s’engage « dès la première mesure dans une sorte d’obligation », qui fait naître une tension interne jusqu’à ce que la totalité apparaisse comme une « une chose réconciliée, juste, apaisée », c’est-à-dire trouve une harmonie ou une « homéostasie », une sorte de stabilisation. Apparaît ainsi une forme de vérité quand est atteint ce qu’il considère comme un « moment affirmatif même dans l’art dissonant, même dans l’art moderne, critique et radical ».
Adorno critique
Complexe, parfois fragmentaire et inachevé, le propos d’Adorno est volontiers critique, orienté tantôt contre la volonté de faire système, tantôt contre les lectures psychologiques (notamment psychanalytiques) qui mettent en avant la biographie de l’artiste au détriment des œuvres elles-mêmes. Ou contre les valeurs bourgeoises, contre lesquelles Adorno s’emporte parfois d’une manière aussi incisive que spirituelle, comme par exemple quand il écrit : « Le fait que le talent musical est une grâce de Dieu, qui tombe du ciel et à laquelle l’individu singulier n’a aucune part, appartient au domaine des attendus bourgeois tout autant que cette représentation que papa doit être à l’heure à son bureau et que l’on ne fait pas de dettes. Tout cela, ce sont des choses qui proviennent des œuvres complètes de Schiller en édition de luxe. » On ne savait pas Adorno aussi drôle, et c’est aussi l’avantage de ces cours retranscrits de nous le faire voir sous un jour plus inattendu et moins formel que celui sous lequel on croyait le connaître.
Paru aux Éditions Klincksieck et traduit par A. Birnbaum et M. Métayer, Esthétique 1958/59, qui rassemble 21 cours donnés par Theodor Adorno à l’École de Francfort, est disponible ici.
La quête de la vérité est le but même de la philosophie. Le Vrai constitue pour Platon, avec le Beau et le Bien, une valeur absolue. Mais qu’est-ce que la vérité et comment y accéder puisqu’on ne peut la confondre avec la réalité ? On…
Walter Benjamin aimait les mots, les femmes et les villes. Berlin, Paris, Moscou, Ibiza, ce Juif berlinois parcourt la vie en flâneur. Rejeté par…
Peut-on être marxiste tout en méprisant la culture de masse ? Une position paradoxale, mais non injustifiable, que soutenait l’un des fondateurs de l’École de Francfort.
Contraints de fuir le nazisme, Hannah Arendt et Theodor Adorno quittent leur Allemagne natale. À New York, la première s’enthousiasme pour la…
Johnny Hallyday a été une « icône » pour des générations de Français. Comment comprendre un tel succès ? Invité du Grand soir 3 de France 3,…
On peut définir la théorie comme le produit d’une activité de l’esprit, d’une spéculation abstraite et désintéressée. La théorie s’oppose alors à la pratique. Une théorie scientifique est un système de lois, fondé sur des hypothèses,…
Alors que l’Opéra de Lyon s’apprête à mettre en scène "Benjamin dernière nuit", l’opéra qu’il a écrit sur la fin tragique du philosophe à la frontière franco-espagnole en 1940, Régis Debray revient sur son itinéraire et la portée de …
Les récentes manifestations ont brisé l’image idéale du bilan des années Lula. Quelles tensions travaillent aujourd’hui ce pays ? Le sociologue Sergio Adorno, spécialiste de la violence, livre son analyse.