Emmanuel Macron : de citer le mauvais philosophe, tu éviteras

« La France se bat contre le “séparatisme islamiste” – jamais contre l’islam. » Dans une lettre ouverte publiée le 4 novembre sur le site de l’Elysée, Emmanuel Macron répondait ainsi aux accusations d’islamophobie lancées le même jour par le quotidien britannique The Financial Times à son endroit. Et de citer, en guise de conclusion, cette phrase de l’un des plus célèbres philosophes musulmans, Averroès (1126-1198) : « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, et la haine conduit à la violence. » Mais l’Andalou est-il bien l’auteur de ce propos ? Oui, si l’on en croit les innombrables dictionnaires de citations disponibles sur Internet – leurs homologues anglophones sont du même avis. Le « et » est parfois omis. « Voilà l’équation » est ajouté, dans certains cas, en guise de coda. Mais l’attribution à Averroès ne semble pas faire de doute. Pourtant, la phrase n’est jamais sourcée. Un indice de son caractère apocryphe ?

« La phrase traîne depuis des années, explique le spécialiste de philosophie arabe Jean-Baptiste Brenet. Selon moi, elle n’existe pas, n’est pas d’Averroès (cette rhétorique, d’ailleurs, ne lui ressemble pas, et ne ressemble pas au style de l’époque ; ça sonne, si je puis dire, un peu trop bien). Je ne sais pas comment elle a émergé. C’est un Averroès fantôme, bien utile, mais fantôme. » D’où cette citation vient-elle, alors ? Difficile d’en débusquer l’origine. 

On en trouve une version légèrement différente dans une édition de 1947 de The Living Church, un magazine anglican : « L’ignorance nourrit la suspicion, la suspicion nourrit la peur, la peur nourrit la haine. » En 1999, Yoda, le célèbre maître jedi de l’univers Star Wars en donne une autre variante : « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la colère mène à la souffrance. » Le musicien de blues Daryl Davis recompose la formule dans sa conférence TED de 2017 : « l’ignorance nourrit la peur. Si nous ne contrôlons pas cette peur, elle nourrira la haine, car nous haïssons ce dont nous avons peur. Si nous ne contrôlons pas cette haine, elle nourrira la destruction. » La même année, le cinéaste Michael Moore reprend lui aussi l’expression à propos de Trump : « Telle est l’équation américaine : […] rendez les gens ignorants. L’ignorance mène à la peur, la peur à la haine. Trump connait bien cette partie de l’équation. Et la haine conduit à la violence. » 

Dépouillée d’auteur assignable, cette structure de gradation ternaire voyage et essaime sans arrêt, au gré des réappropriations qui substituent, à l’occasion, la destruction à la violence. Peu importe, peut-être, de savoir d’où elle vient vraiment ? « Il ne faut pas en vouloir à quiconque, ajoute Brenet, à propos de l’attribution à Averroès. Le fait de citer un aussi grand penseur en se fondant, seulement, sur ce qu’on trouve sur Internet (sans vérifier la moindre chose, sans avoir lu, tout bonnement), dit beaucoup, hélas ! du simple rapport d’usage, et circonstanciel, qu’on entretient avec la pensée arabe qu’on prétend valoriser en la citant. » Cependant, pas question pour le philosophe de condamner « l’esprit d’une telle citation, d’un tel geste » : « Mieux vaut dire et faire dire cela que l’inverse – cela va sans dire. » Et de citer, lui-même, cette réplique extraite du film de John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) : « Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. »