Hors-série "Marcher avec les philosophes"

Édito : la meilleure façon de marcher

Sven Ortoli publié le 2 min

Nous sommes une race de marcheurs. Pourquoi ? Parce que, écrit le paléoanthropologue André Leroi-Gourhan, « le départ de l’évolution humaine n’a pas été pris par le cerveau mais par les pieds » : je marche, donc je pense. Et depuis que nos ancêtres australopithèques se sont levés il y a 3 millions d’années, « la caravane humaine au Sahara du monde » chantée par Théophile Gautier n’a plus jamais cessé d’avancer, des bords du rift africain à la Silicon Valley. La marche est au cœur de nos gènes. Les fantasmagories apocalyptiques ne s’y trompent pas, qui en font le dernier trait d’humanité des Walking Dead… et le premier qui revient chez Montag, le pompier brûleur de livres de Fahrenheit 451, dans cette banlieue américaine où tout promeneur est un déviant.

Marcher, penser, l’un ne va pas sans l’autre, dit Montaigne : « Mon esprit ne va si les jambes ne l’agitent ». Et après lui Rousseau : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans [les voyages] que j’ai faits seul et à pied », et Nietzsche encore : « Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose. »

Est-ce que cela épuise le sujet ? Certainement pas. Il y a autant de façons de marcher que de marcheurs, et l’on pourrait aussi bien décrire la marche comme une façon de vider l’esprit ou plutôt de le filtrer, d’écarter le superflu et d’atteindre l’élémentaire. L’élémentaire, c’est-à-dire le moment où toutes les marches finalement se ressemblent, lorsque le marcheur oublie où, comment et pourquoi il marche. Lorsque, comme dit joliment Virginia Woolf, « les pensées en marchant sont faites à moitié de ciel ». Lorsqu’il cesse d’être le sujet du paysage et s’y fond dans une cénesthésie qui mélange les odeurs, le paysage, les sons, sa fatigue et sa sueur, et qu’il éprouve cette pesanteur rassurante qui le tient mais ne le retient pas, un pied devant l’autre, dans une instabilité qui réaffirme sans cesse son ancrage au sol. Entre l’immense et le minuscule, entre le ciel et la chenille, l’œil naviguant d’un infini à l’autre et les pieds pensant la texture de l’humus, le tranchant d’un silex, le piquant d’une brindille, il chemine dans le cosmos. Et si on lui demande : où vas-tu ? Comme Hugo, il répond : « Je l’ignore ; et j’y vais. »

 

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