Dire et penser le viol

« Deux jours après avoir refermé la dernière page du livre de Neige Sinno, Triste Tigre (P.O.L, 2023), consacré au récit de la relation d’emprise dans laquelle la narratrice a été enfermée, dès l’âge de 7 ans, avec son beau-père qui l’a violée en secret pendant toute son enfance, je suis toujours aussi bouleversé. C’est que ce texte est beaucoup plus qu’un témoignage, poignant et dérangeant : une méditation d’une rare profondeur sur le pouvoir de la pensée et de la littérature face au mal.

Cela commence par une déclaration en forme de défi (attention âmes sensibles, s’abstenir), celui de rentrer, enfin, dans la tête du violeur. “Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place […] Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mette son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. […] Même moi qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.”

Neige Sinno est aujourd’hui une romancière d’une quarantaine d’années. Elle vit au Mexique, avec son compagnon et sa fille, après avoir fait des études de lettres à Nice et à Marseille et une thèse sur la littérature anglaise aux États-Unis. Née dans les Hautes-Alpes, élevée par sa mère et son beau-père dans une précarité volontaire – celle d’un couple de hippies campagnards qui élevaient quatre enfants en retapant leur maison et en faisant des ménages, des chantiers et des stages en montagne –, elle a été violée dans le plus grand secret par son beau-père entre l’âge de 7 ans et 15 ans. À 22 ans, un an après après avoir tout révélé à sa mère, notamment dans le souci de protéger ses frères et sœurs plus jeunes qu’elle, elle a porté plainte contre son agresseur qui a reconnu les faits et a été condamné, en l’an 2000, à neuf ans de prison. Il lui a donc fallu des années pour parvenir à s’émanciper de l’emprise, du silence et du mensonge, de l’expérience d’irréalité aussi dans laquelle cette vie clandestine avec son beau-père était scellée. Et parvenir, au-delà du procès, à livrer un récit personnel de cette “traversée des ténèbres” – un récit tendu par l’exigence de penser ce qui lui était arrivé, de le penser tel que c’est advenu, dans le corps et la mémoire de l’enfant, mais tel aussi que cela s’est inscrit dans la sensibilité et la pensée de la femme, de la mère et de l’écrivain d’aujourd’hui.

Le viol incestueux à répétition, ce fut d’abord pour elle une expérience d’effraction et de sidération, un moment “hors du temps et de l’histoire”, vécu avec l’impression immédiate de vivre “quelque chose de grave et de terrible” que son agresseur lui promettait de traverser sans peur, alors que “cette peur nous enveloppait comme une épaisseur de nuit”.

Ce fut ensuite l’épreuve d’une enfant à qui l’on a fait comprendre qu’elle devait garder le silence sous peine de détruire sa propre famille – un argument qui a basculé lorsque Neige a compris que ce silence menaçait ses propres sœurs.

Ce fut, enfin, au-delà des violences et des humiliations, l’expérience vécue de la toute-puissance. Sinno en est convaincue, ce que cherche le violeur, c’est à éprouver la sensation du surhomme et à l’infliger à sa victime, qui en sera abîmée à vie. “On viole pour exister… C’est un acte qui crée de la puissance, une puissance qui s’étend au-delà de soi.” Ou encore : “La domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements même de l’être.” Du côté de la victime, que le bourreau cherche à rendre complice de son forfait et qui est marquée au fer rouge par ce qu’elle a vécu, cela crée le sentiment douloureux qu’elle lui doit quelque chose. Comme cette intense vie intérieure dans laquelle elle a dû trouver refuge pendant les agressions, comme cette connaissance intime de la duplicité ou de l’absurdité du langage qui permet de dire “je te viole parce que je t’aime” ou comme ce courage dont elle se crédite sans fausse modestie. “Ma plus grande qualité, celle que j’invoque dans les moments de détresse, quand tout me semble se déliter, elle me vient de ce que j’ai vécu, de ce qu’il m’a fait. Tout mon caractère, c’est lui qui l’a fait.”

Au terme de son récit, Sinno l’admet, elle n’a pas vraiment réussi à rentrer dans la tête de son bourreau. Dans les pas de Hannah Arendt, mais aussi des écrivains et des historiens qui ont travaillé sur la violence extrême, elle en vient à admettre que les bourreaux, si sadiquement intelligents soient-ils, ne sont pas capables de penser leur forfait. “Ils ne pensent pas leur acte.” Mais si le bourreau ne pense pas le mal qu’il fait, la victime, elle, ne doit pas renoncer pour autant. D’avoir côtoyé le mal, elle en connaît et en admet la possibilité, sinon la tentation. Et c’est en se maintenant au bord de cet abîme, avec toutes les forces dont elle dispose, qu’elle cherche à dompter le tigre qui a failli l’anéantir. Car penser le mal, c’est déjà lui résister. »

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