Dans l’Univers des mythes

Pour Jean-Pierre Vernant, la réflexion sur la Grèce ancienne n’a pas pour but d’échapper au monde contemporain, mais de l’observer à distance. Il comprend la Grèce non comme un objet familier, dont nous serions les héritiers directs, mais comme un monde autre qui permet de questionner nos formes de pensée. Ce travail s’élabore à partir d’une lecture minutieuse des textes grecs. La plupart de ses analyses partent de récits précis, qu’il décortique minutieusement. Sa perspective n’est ni littéraire ni philologique, mais pose aux mythes les questions de la sociologie et de la psychologie historique. Homère, Hésiode, Platon et la tragédie sont parmi les textes les plus visités dans son œuvre scientifique, jusqu’à ce que, conteur à son tour, il reprenne l’ensemble de ces récits pour les rendre intelligibles.

Œdipe

Parce qu’un oracle avait prédit qu’il tuerait son père, Œdipe, fils du roi de Thèbes, Laios, et de Jocaste, est abandonné à sa naissance. Devenu adulte, Œdipe est celui qui ignore qui il est. En se rendant à Thèbes, il tue un inconnu, sans savoir que l’homme qui lui a demandé brutalement de céder le passage était le roi de Thèbes et son géniteur. Œdipe est à la fois l’enquêteur et le meurtrier. Il est double. Meurtrier de son père, il devient aussi celui qui, délivrant les Thébains terrorisés par la Sphinge, est couronné roi de Thèbes par le peuple reconnaissant. Lui seul résout l’énigme que le monstre imposait aux passants qui voulaient sortir de la ville. Jean-Pierre Vernant a raconté comment la tragédie de Sophocle, Œdipe roi, est construite sur l’ambiguïté de cette figure, entre roi divin et bouc émissaire. À la différence des lectures psychanalytiques qui font d’Œdipe une image ou un complexe de sentiments, l’helléniste analyse ce mythe comme une règle de logique ambiguë, un schème opératoire de renversement, qui doit être replacé dans son temps, celui de la cité grecque et du moment historique de la tragédie.

Métis

Déesse intelligente et rusée, convoitée par Zeus, elle se métamorphosait constamment pour lui échapper, jusqu’à ce qu’elle fût prise et mise enceinte. Craignant qu’elle mette au jour un fils qui le détrônerait, Zeus avale la déesse. Mais sa progéniture continue de grandir en lui, jusqu’à ce qu’un jour, pris de violentes douleurs à la tête, il voit sortir Athéna, toute armée de son casque, de son bouclier, de sa cuirasse et de sa lance.

En grec, la métis devient une forme d’intelligence rusée, d’astuce, de flair, de débrouillardise, de savoir-faire pratique – celui de l’artisan qui invente et expérimente ou celui du pilote qui mène son navire.

Avec Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant a exploré ce vaste champ qui inclut le comportement animal du renard ou du poulpe, aussi bien que les dieux doués de métis, comme Athéna. En mettant en évidence cette pensée pratique, dont le modèle humain est Ulysse, Jean-Pierre Vernant a transformé notre perception des formes mentales grecques et dépassé la classique et stricte opposition entre mythe et raison. Il y avait en Grèce d’autres formes de pensée que la rationalité stricte ou le discours mythologique. Cette métis est une intelligence pratique, une « intelligence engagée dans l’action ».