Dans la vallée de l’étrange

« Hier, j’ai reçu un SMS : “Bonjour Papa, voici mon nouveau numéro. Mon ancien portable ne fonctionne plus. Est-ce que tu peux m’envoyer un message sur WhatsApp ?” Mince, ça doit être fifille, la grande ! Mon sang n’a fait qu’un tour, j’ai répondu aussi sec. À peine mon message envoyé, je l’ai regretté. Oh, couillon tragique, plombé, fulminant, calfaté et convulsif, me suis-je morigéné (in petto) comme Panurge dans le Tiers-Livre. Combien de fois faut-il te répéter de ne jamais pianoter avec un inconnu ?

Verbatim (résumé) des échanges.

— C’est quoi cette histoire de téléphone ?
— Je l’ai cassé
— Ah zut, tu es où ?
— au travail là, je peux te demander qqchose ? T occupé ?
— Dis-moi
— Je n’arrive pas à accéder à mon application bancaire, c’est très frustrant 😬 car je dois payer quelques factures. Tu peux avancer l’argent ?
— C’est cher ?
— Un petit peu. 2050 € Je rendrai l’argent dans deux jours. Puis-je vous envoyer les détails pour que tu puisses effectuer paiement
— D’ac, d’ac. Et ta soeur ?
— ?
— Comment va-t-elle ?
— Faire très bien, je lui ai parlé il y a quelques jours. Est-ce que ça a marché le transfert ?
— Pas vraiment. Au fait, comment marche ton business ? Combien se font berner ? Statistiquement ? 1/100, 1/1000 ?
— Non, 40/100 😁😍😍❤️❤️
— Ça rapporte ?
— 4000 a week, easily, but sometimes 0
— Ça marche mieux en France ?
— Non, nous sommes le monde.
— Euh ?
— I am black. Joking
— ..
— I am white
— ..
— Can you send me 20 000?
— ..
— Lol
— ..
— Tout ce que j’ai dit est une blague. J’ai 16 ans et fais ça pour nourrir ma famille.
— ..
— Je n’ai pas de parents, je dois nourrir ma petite soeur
— ..
— Mon petit frère
— ..
— J’espère que tu me pardonneras
— ..
— My parents died in Brazil
— Très instructif, bye
— Bye

Après coup, j’ai récapitulé ce qui s’était passé en notant être passé par trois stades. 1) Le dégoût. “Papa”, intrusion intime et répugnante. 2) L’angélisme, façon visage de l’autre : lorsqu’il m’a demandé de l’argent, j’ai imaginé mon interlocuteur comme un jeune escroc avec paradoxalement le sentiment qu’un lien, fugace, s’établissait comme il s’établit parfois entre deux étrangers sur un quai de gare. 3) L’étrangeté : glitches et bugs se multipliant, avais-je été en contact avec une personne réelle ou un robot conversationnel ? Je penche pour ce dernier, mais comment en être sûr ?

En 1970, le roboticien japonais Masahiro Mori note que plus un robot ressemble à un être humain, plus il crée une impression de familiarité. Il observe alors que si cette ressemblance devient trop grande, l’empathie se transforme en inquiétude, voire en répulsion : on tombe alors, dit-il, dans le creux d’une courbe qu’il baptise “la vallée de l’étrange”, the Uncanny Valley. Un demi-siècle plus tard, les robots humanoïdes ne courent pas nos rues, sauf celles de Blade Runner ou Westworld ; en revanche, nous baignons dans un univers de chatbots pour lesquels le concept utilisé par Mori reste valide. Le chercheur japonais s’était inspiré d’un essai d’Ernst Jentsch paru en 1906, On the Psychology of the Uncanny (Zur Psychologie des Unheimlichen en version originale), dans lequel le psychologue – salué par Freud – définit le doute devant un être dont on est incapable de dire s’il est animé ou non, comme une “inquiétante étrangeté”. C’est précisément ce que j’ai ressenti après mon dialogue sur WhatsApp. »

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