Couple, la dernière utopie ?
La vie à deux est-elle encore concevable à l’heure de l’explosion du nombre de divorces et des thérapies conjugales ? Pour la sociologue et fine observatrice de la vie amoureuse Eva Illouz, auteur de "Pourquoi l'amour fait mal", c’est précisément l’impossible satisfaction du désir qui en fait l’ultime aventure possible, et éminemment philosophique, au sein de la modernité.
Parmi les mythes auxquels les Grecs se référaient pour comprendre la nature et les paradoxes du désir, deux sont particulièrement instructifs. Commençons par le mythe de Midas, roi de Phrygie. Pour le remercier d’avoir offert l’hospitalité au satyre Silène, Dionysos lui accorde un vœu. Midas demande que tout ce qu’il touche se transforme en or. Son désir est exaucé et, comme le raconte Ovide dans les Métamorphoses (Ier siècle av. J.-C.), il se réjouit de pouvoir changer un arbre en or d’un simple geste de la main. Cette nouvelle source de richesse illimitée lui procure un tel bonheur qu’il décide de donner un grand banquet. Mais, quand il veut porter la nourriture à sa bouche, celle-ci se transforme aussitôt en or et devient immangeable. Il ne peut même plus embrasser sa fille sans qu’elle aussi se transforme à son contact. Affamé, désespéré, Midas supplie Dionysos de reprendre son cadeau.
La vie à deux, malgré tout ce qu’elle a de conventionnel, est garante de valeurs autres que celles du marché
Souvent réduit à une simple fable sur l’embarras des richesses ou l’incapacité de l’argent à faire notre bonheur, ce mythe illustre en fait la nature profondément paradoxale du désir : un monde qui répondrait systématiquement à notre désir serait insupportablement monotone. Il ne nous permettrait pas de différencier les dimensions multiples de notre existence, de distinguer ce qui est l’objet de (et la réponse à) nos désirs et ce qui répond à des nécessités fonctionnelles. Si l’existence de Midas lui devient odieuse, c’est que son désir univoque en contamine tous les domaines. Ce mythe nous enseigne par ailleurs que la satisfaction du désir nous laisse sur notre faim. Malgré tout l’or du monde, ce sont les gestes les plus ordinaires, ceux qui consistent à se nourrir ou à prendre quelqu’un dans ses bras, qui s’avèrent les plus importants. Or ces gestes ordinaires s’avèrent irréalisables précisément parce qu’ils échappent à la logique du désir. Ils renvoient à la perpétuation de la vie, à sa routine, à ce que nous prenons pour acquis, au cadre organisationnel de notre vie, et non de nos désirs. Le mythe de Midas met en garde ceux qui voudraient voir accompli leur désir le plus profond. Sitôt exaucé, il nous empêchera de nous sentir rassasiés, car la véritable satiété ne consiste pas dans l’assouvissement du désir. Manger ou embrasser nos enfants, telles sont les nécessités existentielles.
Le mythe de Tantale fait contrepoint à celui de Midas. Au lieu d’être récompensé pour une bonne action, Tantale est puni pour un crime abominable (celui d’avoir découpé en morceaux et servi en ragoût son propre fils). Dans la hiérarchie des crimes barbares et inhumains, le sien est sans doute le pire. Les dieux le condamnent donc à rester sous un arbre dont il ne peut attraper les fruits, à côté d’un lac dont il ne peut s’abreuver. On comprend ici que le châtiment est proportionnel à l’horreur du crime. La situation de Tantale est exactement l’inverse de celle de Midas : l’objet de son désir lui échappe dès qu’il s’en approche. Son supplice tient à une illusion sensorielle : il voit le fruit, il voit l’eau, mais il ne peut les saisir. Malgré leurs différences, bien que l’un soit récompensé et l’autre puni, Midas et Tantale sont tous deux incapables d’assouvir leur faim.
Mis en regard, ces deux mythes illustrent ce que le désir a d’impossible. Qu’il soit assouvi ou frustré, le désir est toujours voué à l’échec. Par définition, il consiste en effet à vouloir attraper un objet qui se trouve à portée de main et qui pourtant nous échappe. Peu importe que le désir soit ou non assouvi : dans tous les cas, il manque sa cible. En outre, s’il génère autant de souffrances, ce n’est pas parce que son objet est hors de portée, mais justement parce qu’il nous paraît si proche, si facile à atteindre et en même temps si étrangement élusif. Le supplice de Tantale, qui consiste à convoiter l’insaisissable, ne trouve pas son contraire dans le vœu de Midas, où tout ce que nous touchons répond à notre désir. Les gestes les plus essentiels échappent à la logique mécanique du désir. En ce sens, le désir est profondément aporétique : inassouvi, il nous frustre ; comblé, il nous empêche d’accéder à l’essentiel, qui n’est pas déterminé par le désir.
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