Comment peut-on être kantien ?

« On va pas se mentir. Vous connaissez l’expression, irritante, faussement complice, inéluctable prélude au mensonge ou à la banalité, généralement les deux. Reste que la question se pose au jour le jour. Peut-on ne pas mentir ? Jamais ? Est-ce souhaitable, est-ce possible ? Kant affirme que oui, Benjamin Constant que cela dépend du mensonge. D’où la question du jour, vaut-il mieux un ami, un voisin, un collègue, kantien ou constantien ?

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Le traditionnel reproche que l’on adresse au refus kantien du mensonge est parfaitement résumé par le débat à distance qui oppose, en 1797, le jeune Benjamin Constant (1767-1830) au vieil Emmanuel Kant. Pour le Prussien, il n’y a pas à frétiller du croupion : “Il peut se faire que tout ce qu’un homme tient pour vrai ne le soit pas (car il peut se tromper) ; mais en tout ce qu’il dit, il faut qu’il soit véridique (il ne doit pas tromper).”

Le Franco-Suisse considère en revanche que c’est invivable : “Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible.” Pour faire bonne mesure, il ajoute qu’“envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime”. Et toc. En lisant ces lignes, Kant prend, et la mouche, et sa plume : il précise d’abord qu’il parle d’un droit à la véracité (subjective), pas d’un droit à la vérité (objective) dont personne ne saurait prétendre qu’il la possède. Il signale ensuite que “si tu as, par un mensonge, empêché d’agir quelqu’un qui s’apprêtait à commettre un meurtre, tu es juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. Mais si tu t’en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut s’en prendre à toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s’ensuivent”. Remarque du philosophe de Königsberg : mentir, fût-ce pour empêcher un meurtre, peut le provoquer par un coup du sort par nature imprévisible ; ne maîtrisant jamais complètement les conséquences de nos actes, autant être sûrs de nos principes et les appliquer. Conclusion : mentir par humanité, c’est revendiquer un droit au mensonge, lequel entraînerait la ruine du contrat social. Prends ça dans les dents, jeune Benjamin.

Raisonnement impeccable. Mais est-ce vivable ? Ou, pour le dire comme La Bruyère à propos de Corneille et de Racine, l’un dépeint-il les hommes tels qu’ils devraient être et l’autre tels qu’ils sont ? Vaut-il mieux être kantien ou constantien ? Je crois que cela dépend avec qui, dans quelles circonstances et avec quels enjeux. Allez dire à un mourant que franchement, il est inutile de tirer des plans sur la comète, elle est déjà passée. Ou à l’auteur de poèmes un peu mièvres qu’il ne devrait pas les infliger à ses amis. Chacun a ses exemples, mais pour ma part, j’ai longtemps été constantien. Et je vais continuer de l’être, mais de moins en moins. Probablement parce que mon Surmoi s’érode avec le temps, mais ce n’est pas l’unique raison. Avec le recul des décennies, je vois bien aujourd’hui qu’à chaque fois – ce n’est pas arrivé si souvent – que quelqu’un a pris la peine, sans malveillance, de me dire une vérité dérangeante, je l’ai parfois mal pris ; mais j’en suis toujours sorti grandi, en tout cas moins petit. Si vous avez un ami, un collègue, un voisin, un proche plutôt kantien, c’est un trésor, choyez-le ! Avec lui, vous savez à quoi vous en tenir.

Bon, c’est pas le tout, notre hors-série “Kant” est en kiosque aujourd’hui. Emmanuel aurait 300 ans. On va pas se mentir… il vaut le détour. »