Comment discuter sans se disputer avec un complotiste ?

Vous retrouvez un ami d’enfance que vous n’avez pas vu depuis quinze ans. Sitôt attablé dans votre bar de quartier, il vous demande si vous êtes vacciné contre le Covid. Déçu de votre réponse par l’affirmative, il se dit fier de ne pas « s’être fait avoir » et regrette que vous n’ayez pas eu la lucidité suffisante pour échapper à l’inoculation de la 5G dans votre organisme. Quelle attitude adopter ? Vous hésitez entre une réponse sarcastique, un exposé patient des faits à votre disposition et un hurlement agacé. Aucune, cependant, ne vous paraît bonne et vous finirez par changer de sujet pour éviter un dialogue de sourds. Pourtant, il faudrait faire quelque chose. Les conséquences du complotisme peuvent s’avérer délétères, votre ami prenant en l’occurrence le risque de faire une forme grave de Covid. C’est cette conscience d’une nécessité impérieuse qui a conduit Sophie Mazet, professeure d’anglais au lycée, à proposer des cours d’« autodéfense intellectuelle » à partir de 2010. À peine lancée dans son projet, l’enseignante rencontre très vite son premier « conspi », un élève brillant mais persuadé que le 11-Septembre est un complot. « On ne pouvait pas discuter parce qu’on n’était déjà plus dans la même réalité », nous confie-t-elle, avant de conclure, radicale : « Comment bien discuter avec un complotiste ? C’est simple, on ne peut pas. » Une fois que quelqu’un est tombé dans la spirale, il est, selon elle, déjà trop tard : on ne pourra pas l’en sortir mais seulement l’enfoncer davantage en le braquant.

Cependant, les ateliers d’autodéfense intellectuelle se montrent très utiles pour donner des armes qui éviteront à de nouveaux adolescents d’être séduits. Sophie Mazet leur dispense des cours de rhétorique et de sophistique, leur apprend à repérer les arguments fallacieux qui peuplent nombre de débats télévisés et les invite à les réinvestir dans des débats ou des plaidoiries en classe. Elle les incite aussi à décortiquer les mécaniques bien huilées et systématiques qui sous-tendent les théories complotistes dans des ateliers do it yourself « crée toi-même ton propre complot ». Une fois qu’ils ont compris comment elles fonctionnent, les élèves sont plus alertes, davantage à même de les repérer sur les réseaux sociaux. Mais pour ce qui est des « déjà-convaincus », « s’ils s’en sortent, c’est tout seuls et, d’une façon surprenante, moins par l’appel à la raison que par le recours à l’émotion », explique l’enseignante, évoquant Charlie Veitch, ex-pionnier des théories fumeuses sur le 11-Septembre, qui a cessé brutalement d’y croire après avoir rencontré la mère d’une des victimes des attentats dans le cadre d’un documentaire de la BBC.

Aujourd’hui, malgré tous les efforts déployés par Sophie Mazet, son investissement, sa pédagogie, son sens de la nuance et de l’humour… sa patience a été entamée : même si elle est persuadée qu’elle y reviendra, elle a mis l’expérience en pause, éprouvée par l’exposition à laquelle le projet l’a menée, qui s’est concrétisée par des menaces de mort et de viol, venus des milieux islamistes – mécontents, notamment, que la professeure ait convaincu des élèves d’enlever leur abaya – mais aussi de l’extrême droite, de la part d’individus n’ayant pas supporté qu’elle parle de violences policières dans l’un de ses ateliers.