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Clément Hervieu-Léger de la Comédie-Française © Stephane LAVOUE / PASCO 

Clément Hervieu-Léger : “Wedekind écrit des pages magnifiques sur les considérations adolescentes, qui naissent avec l’éveil du désir”

Cédric Enjalbert publié le 13 avril 2018 8 min
Sociétaire de la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger met en scène une pièce rarement montée de Frank Wedekind : “L’Éveil du printemps”. Précurseur de la psychanalyse, imaginant des scènes de groupes à la façon d’un sociologue, l’auteur allemand embrasse dans une tragédie sans pudeur les sujets qui hantent les adolescents : désir, honte, rivalité, mort, sexualité… Le metteur en scène nous livre une vision de cette pièce vertigineuse, louée par Freud et Lacan.

Pourquoi vous êtes-vous arrêté sur L’Éveil du printemps ?

Clément Hervieu-Léger : C’est une pièce rarement montée mais connue chez les jeunes comédiens. En cours de théâtre, lorsqu’on cherche des scènes à travailler, on se dirige vers des personnages qui ont nos âges. On cherche aussi des scènes fortes, qui font vibrer. Le texte de Frank Wedekind (1864-1918) a ces qualités. Cependant, il est rarement joué dans son intégralité. Je l’ai en tête depuis longtemps. Je l’ai relu tandis que je travaillais avec les élèves du Conservatoire, mais je ne l’ai pas monté avec eux. Je crois que c’est une erreur de penser que l’on peut vraiment jouer le texte à 19 ans. Il faut paradoxalement beaucoup d’expérience pour raconter cette jeunesse. Ces rôles demandent d’aller si loin en soi que leur interprétation est vertigineuse.

 

Pourquoi ?

Techniquement, ces rôles demandent une maturité d’acteur pour ne pas surjouer l’enfance. La puissance de la pièce, son caractère très cru, n’est pas simple à aborder. Wedekind l’écrit en 1890, quinze ans avant les Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, avant l’essor de la psychanalyse, à une époque où la notion même d’adolescent n’existe pas. Or rien n’y est tu : le sadomasochisme, le suicide chez les adolescents, la masturbation et l’autoérotisme, les considérations sur la mort, l’avortement. Il est stupéfiant de voir combien ces thématiques sont proches des questionnements que nous continuons de nous poser.

Quand Éric Ruf, notre administrateur, m’a proposé de monter un nouveau spectacle, j’y ai immédiatement pensé, en sachant que je pouvais m’appuyer sur l’expérience de la jeune troupe de la Comédie-Française. La première tentation est de jouer une adolescence qui tire vers l’enfance. C’est un piège. Il faut en réalité s’attacher à coller au plus près des préoccupations de Wedekind, en jouant au premier degré les enjeux des personnages. Alors cette adolescence si complexe à représenter vient d’elle-même.


L’Éveil du printemps de Frank Wedekind – Mise en scène de Clément Hervieu-Léger © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française

« Comme toute les grandes œuvres théâtrales, la pièce se révèle bien au-delà de nos espérances quand on la joue »

Clément Hervieu-Léger

Qu’avez-vous découvert en commençant à travailler ?

Comme toute les grandes œuvres théâtrales, la pièce se révèle bien au-delà de nos espérances quand on la joue. Wedekind avait à la fois une connaissance de l’homme et du milieu du spectacle. Son père était gynécologue ; sa mère était comédienne et chanteuse lyrique dans les cabarets. On sent qu’il connaît le milieu, car son écriture prend en charge une bonne partie du jeu des acteurs. Il n’y a pas à « jouer » cette jeunesse, elle est déjà magnifiquement contenue dans l’écriture dramatique.

 

Freud puis Lacan en ont fait un commentaire psychanalytique.

Oui, Freud l’évoque dans une réunion de la Société psychologique du mercredi, en 1907, après la mise en scène qu’en a fait Max Reinhardt. Jacques Lacan a lui été sollicité par François Regnault pour écrire une préface à une nouvelle traduction, lorsque Brigitte Jaques met le texte en scène en 1974. Nous avons d’ailleurs choisie cette traduction révisée pour son entrée au répertoire de la Comédie-Française.

Mais si l’on s’en tient à une lecture psychanalytique, on manque un aspect important de la pièce. Une lecture sociologique est extrêmement précieuse pour éviter la tentation des « études de cas ». Wedekind présente en réalité des phénomènes de groupe. Ces « ados », avec leurs singularités, se construisent collectivement en fonction d’autres groupes : les parents d’un côté, les professeurs de l’autre… Les adultes sont quasiment réduits à des fonctions sociales. La Comédie-Française offre la possibilité de distribuer tous les rôles. C’est très important car ils sont tous liés les uns aux autres. Même quand ils sont seuls, ils parlent des autres. Comme quand l’un des jeunes, Moritz, se tire une balle dans la tête. Le groupe parle au cimetière de la mort de leur copain, puis la vie reprend.

 

Le rapport à la mort des adolescents est très différent de celui des enfants.

Les enfants peuvent étonnement avoir une certaine « familiarité » avec la mort. Mais elle n’est jamais pour eux qu’une mort accidentelle, subie. Moritz, lui, choisit de mourir. Quand on est enfant, on ne pense pas à la possibilité de la mort. En réalité, Moritz ne désire pas tant mourir, il aurait aimé ne pas naître. Sa question est celle du sens de sa venue au monde. Wedekind écrit des pages magnifiques sur ces considérations adolescentes, qui naissent avec l’éveil du désir.

Ilse représente à l’inverse un personnage suicidaire, qui désire mourir. Elle dit ceci à la fin d’une de ses scènes : « Vous avez le temps de voir venir ; d’ici là, je serai déjà à la poubelle. » Aujourd’hui, elle serait dite « en rupture ». Elle a quitté l’école et vit une vie dépravée. Elle brûle sa vie, aussi courte soit-elle. Pourtant, elle n’est pas sans innocence. Avec Moritz, elle continue à avoir un regard innocent.

Melchior incarne une troisième tendance de ce rapport à la mort. Dans une scène au cimetière, son copain Moritz revient d’entre les morts, comme une figure plutôt séduisante de la mort. De l’autre, un homme masqué, énigmatique, l’invite à le suivre mais sans être beaucoup plus rassurant : « Tu ne sauras qui je suis qu’à partir du moment où tu choisis de me suivre. » Dans cette métaphore de la vie, la mort n’est pas absente.

 

« Nous ne pouvons pas ne pas penser que Wedekind a une compréhension profonde de ce qu’est la sexualité »

Freud

La pièce a été interdite pour pornographie à sa publication, en 1891. Comment Wedekind traite-t-il de la sexualité des adolescents ?

« Nous ne pouvons pas ne pas penser que Wedekind a une compréhension profonde de ce qu’est la sexualité. Il suffit pour s’en convaincre de voir comme le texte explicite des dialogues passant constamment des sous-entendus à caractère sexuel », écrit Freud, lorsqu’il évoque la pièce à Vienne en 1907. En effet, lorsque Moritz prend la parole avant de suicider, seul dans une forêt, il dit ainsi s’apprêter à partir sans avoir « fait la chose entre toutes ». Il ironise : « Vous revenez d’Égypte, cher Monsieur, et vous n’avez pas vu les pyramides ? ». Wedekind insiste sur le socle de frustration et d’humiliation et de rivalité sur lequel le désir repose. La honte de soi et de sa propre ignorance n’est pas un sentiment infantile, mais purement adolescent, qui émerge avec la naissance du désir. De ce point de vue le titre de la pièce est manifeste : L’Éveil du printemps.

 

René Girard thématise le « désir mimétique » comme une source de rivalité. Selon lui, nous ne désirons pas une chose, mais nous désirons une chose parce qu’un autre la désire, par imitation. Ce désir crée donc de la rivalité. Est-ce présent dans la pièce ?

Wedekind montre que désir s’alimente lui-même. Il regarde les hommes de façon quasi clinique, en prenant en considération les groupes et leurs interactions, désir et rivalité compris. Son rapport au temps n’est pas linéaire ; il ne donne en guise d’indication que des éléments comme « il pleut », « coucher de soleil », « soir d’été ». C’est une pièce très climatique. Plusieurs lignes de temps se croisent. Ce qui importe à Wedekind, c’est que le climat soit l’impression d’un état d’âme. Il est emprunt du théâtre de Strindberg et surtout d’Ibsen, qui est lui-même très « atmosphérique ».

Chez les adolescents, la question du jeu est très présente. Elle prend un sens supplémentaire sur scène. On ne sait plus où est le jeu, même pour les acteurs. Cette mise en abîme fait de L’Éveil du printemps une œuvre magistrale. Wedekind est souvent présenté comme le précurseur de l’expressionnisme et du théâtre brechtien. Mais il fait voler en éclat toutes les chapelles. Sa révolte contre l’ordre moral n’est pas l’œuvre d’un idéologue. Si je n’ai pas cherché à traiter les espaces d’un point de vue naturaliste, je me suis méfié de la mise à distance s’agissant du jeu. Wedekind fait se frotter le jeu de l’acteur et celui de l’adolescent à un tel niveau d’acuité qui faut être subtil pour rendre cette troublante confusion.


L’Éveil du printemps de Frank Wedekind – Mise en scène de Clément Hervieu-Léger © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française

« L’adolescence n’est pas un état dans lequel on est censé s’arrêter. Il fallait imaginer un espace purement transitionnel »

Comment avez-vous rendu cette confusion, sur scène ?

Avec Richard Peduzzi, le scénographe, nous avons suivi Wedekind lorsqu’il indique dans ses notes que le naturalisme n’est pas une solution esthétique pour rendre compte de L’Éveil du printemps. Il se moque que les changements de décor soient possibles. Nous avons voulu créer un espace mental à partir d’une « boîte », comme les cubes d’un jeu d’enfant. En les bougeant, on figure tantôt une chambre tantôt une forêt ou un cimetière. L’espace se modifie ainsi au gré des scènes, à mesure que change l’état de ces adolescents, qui peuvent se sentir enfermé et avoir envie de pousser les murs. Le décor est monochrome si bien qu’il peut rapidement nous faire passer du soir au petit matin. Le bleu gris est une couleur magnifique qui peut s’oublier complètement ou se révéler par un jeu de lumières. J’aime jouer de cette incertitude, comme je l’ai fait dans d’autres mises en scènes. Pour Le Misanthrope, tout se passait sur un palier ; dans Le Petit-Maître corrigé, sur un chemin de campagne ; sur une aire d’autoroute dans Le Pays lointain. L’adolescence n’est pas un état dans lequel on est censé s’arrêter. Il fallait imaginer un espace purement transitionnel.

 

De quelles lectures vous êtes-vous accompagné ?

Je me suis évidemment accompagné de références psychanalytiques voire psychiatriques, notamment Françoise Dolto ou Marcel Rufo, pour nourrir les acteurs avec des exemples. Dolto compare l’adolescence à une mue, ce qu’elle appelle le « complexe du homard », soit l’idée qu’en changeant de carapace on devient extrêmement fragile. Schopenhauer est aussi une lecture qui m’accompagne depuis que j’ai travaillé sur la dramaturgie de Tristan et Isolde avec Patrice Chéreau. Le philosophe montre que le monde de la représentation et des phénomènes n’est qu’une apparence, mais qu’un second niveau de réalité, une force immanente – la volonté –, régit ce monde visible.

 

Wedekind dit de sa pièce qu’il l’a écrite comme « une peinture ensoleillée de la vie » et regretter qu’on n’en montre que la dimension tragique. Sait-on pourquoi il écrit L’Éveil du printemps ?

Wedekind n’était pas un personnage simple. Il fait part dans ses mémoires de fantasmes inquiétants, notamment de mise en scène de jeux sexuels avec ses propres enfants. « J’ai pensé, je suis incurable, je pourrai souffrir d’un mal intérieur. Pour finir, je n’ai trouvé du repos que le jour où j’ai commencé à rédiger mes mémoires », dit Moritz dans la pièce. Je prends cette réplique comme une phrase biographique. Lors de la création, plusieurs scènes sont expurgées, notamment celle de masturbation collective et celle de la déclaration d’amour entre deux garçons. La seule scène où deux personnes se disent « je t’aime » est confiée à ces garçons, comme une bulle de délicatesse infinie, à la fin de la pièce. Pour Wedekind, sans ces scènes sa pièce était défigurée.

Informations

L’Éveil du printemps de Frank Wedekind

Mise en scène de Clément Hervieu-Léger

Comédie-Française – Salle Richelieu

Place Colette – 75001 Paris

Du 14 avril au 8 juillet 2018

Durée : environ 3 heures

 

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