Claude Romano : “L’idéal d’authenticité qui est le nôtre peut conduire à une lutte à mort contre la société”
« Soyez vous-mêmes ! » Comment comprendre cette injonction si omniprésente dans nos sociétés contemporaines occidentales ? Dans La Révolution de l’authenticité à l’âge du romantisme (Mimésis, 2023), le philosophe Claude Romano en interroge les origines historiques, et y voit un substitut individualiste à l’idéal antique de sagesse. Il revient sur le sens de cette aspiration romantique à « être soi-même », plus riche mais aussi plus contradictoire et plus actuelle qu’on le croit.
Pourquoi écrire ce livre alors que dans Être soi-même, vous retraciez déjà l’histoire de l’idéal d’authenticité personnelle ?
Claude Romano : Les deux projets sont différents. Dans Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie (Gallimard, 2019), je proposais ce que j’appelle une « archéologie » de cet idéal typiquement moderne : il s’agissait alors de montrer que des linéaments de cette idée existent déjà très tôt dans la pensée occidentale – mais évidemment, on est encore très loin de l’idée d’authenticité personnelle telle qu’elle prend forme à partir de Rousseau et connaît un vif essor au XIXe et au XXe siècle. Ce que je voulais analyser alors, c’est, si je puis dire, l’authenticité avant l’authenticité, afin de montrer que cette idée a des sources beaucoup plus complexes et diverses qu’on ne le pense généralement. Dans le livre que je viens de faire paraître, en revanche, je consacre mon attention à décrire le surgissement et la consolidation de cet idéal à partir de la fin de l’époque des Lumières, et surtout à l’époque romantique. Ce qui m’intéresse est plutôt la façon dont l’affirmation d’une vérité de l’individu coexiste avec un étiolement de l’idée de vérité en général, à l’occasion de la montée de l’historicisme et du relativisme, le lien du passage au premier plan de la sincérité avec les théories du génie (esthétique mais aussi moral), les formes d’hyperindividualisme qui accompagnent l’affirmation de cet idéal et son conflit potentiel avec les normes sociales et morales. En somme, ce que je cherche à décrire, c’est la manière dont l’idéal romantique d’authenticité préfigure largement le nôtre, avec ses tensions et parfois ses excès et ses impasses.
“Ne pas comprendre de manière fine comment certaines questions ont pris forme dans le passé nous empêche d’en mesurer la portée et la richesse dans le présent”
L’avez-vous conçu comme un travail de philosophie, d’histoire des idées, ou comme une enquête généalogique à la manière d’un Nietzsche ou d’un Foucault ?
Être soi-même mettait en œuvre une méthode qui n’est pas sans analogies avec la méthode généalogique foucaldienne. Ce livre-ci est plutôt un travail d’histoire de la philosophie en un sens plus classique, mais d’une histoire de la philosophie qui considère que la philosophie ne s’arrête pas aux limites « académiques » de cette discipline : il faut y inclure la littérature, la théologie et, pour une certaine part, l’histoire de l’art et de la culture, car le phénomène qu’il s’agit de cerner est pluridimensionnel. Et ce travail d’histoire de la philosophie en son sens large est nourri par un questionnement philosophique, car je ne suis pas, pour ma part, un pur historien de la philosophie ; je suis plutôt un philosophe qui entend user de tous les ressources dont il dispose pour formuler certaines questions – y compris, quand c’est nécessaire, l’histoire des idées. Mon travail s’inscrit dans un paradigme herméneutique qui considère que l’histoire de la philosophie, et en particulier l’enquête sur l’origine même des problèmes philosophiques, est absolument centrale pour la philosophie, car ne pas comprendre de manière fine comment certaines questions ont pris forme dans le passé nous empêche d’en mesurer la portée et la richesse dans le présent. Je dirais donc qu’il s’agit d’une approche philosophique de l’histoire de la philosophie.
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