Chine-Inde : la guerre des réincarnations

La Chine et l’Inde ne sont pas au bord de la guerre nucléaire, mais il y a tout de même de quoi s’inquiéter. En juin, une vingtaine de soldats indiens ont été tués par des tirs chinois à la frontière séparant le territoire indien du Ladakh, revendiqué par Pékin, et la région chinoise de l’Aksai Chin, revendiquée par Delhi. Depuis, les accrochages s’accumulent. Les différends territoriaux entre les deux pays les plus peuplés au monde – au Cachemire et au Ladakh, à l’ouest de l’Himalaya – ne sont toujours pas réglés. La politique nationaliste du Premier ministre indien Narendra Modi, qui a abrogé l’autonomie du Cachemire en 2019, et l’impérialisme de Xi Jinping s’affrontent ouvertement à plus de 4 000 mètres d’altitude.

Mais l’enjeu n’est pas seulement territorial. Une question religieuse vient rendre la situation plus explosive encore. Le Ladakh, surnommé le « petit Tibet », abrite plusieurs monastères bouddhistes tibétains. Or se pose la question de la succession du quatorzième dalaï-lama, chef spirituel des Tibétains réfugié en Inde depuis 1959, le prix Nobel de la paix Tenzin Gyatso. Sa Sainteté a fêté son 85^e anniversaire. Il est supposé se réincarner dans le corps d’un nouveau-né. Pour découvrir l’heureux élu, un collège de moines tibétains doit faire le tour des monastères pour le « reconnaître ». Les autorités chinoises, qui ont annexé le Tibet, tentent de contrôler cette opération. Si le prochain dalaï-lama est découvert sur le territoire du Tibet chinois, elles pourront le former à leur manière et le pousser à professer un bouddhisme « aux caractéristiques chinoises ». Mais si le prochain guide spirituel est découvert dans un monastère se trouvant sur le territoire indien, ils auront sans doute à affronter un nouvel opposant. 

Il n’est pas impossible que Delhi et Pékin nomment chacun leur dalaï-lama. À moins que l’actuel chef spirituel, comme il l’a déjà suggéré, ne décrète qu’il n’aura aucune réincarnation – ou bien encore qu’il désigne son successeur avant sa mort. Dans tous les cas, le décès de Tenzin Gyatso entraînera une crise géopolitique importante. Cette situation met au jour de l’articulation des domaines théologique et politique. Elle n’est pas sans rappeler les luttes menées au Moyen Âge pour la possession de reliques ou la conquête des « lieux saints ». 

Mais ce que cette guerre de succession annoncée a de particulier, c’est qu’elle ne concerne pas la sacralité d’un corps ou d’un lieu. Elle exige le contrôle d’une naissance, la prise de possession d’un nourrisson. L’objectif est de rendre le futur dalaï-lama conforme à une vision du monde au moyen d’une emprise éducative totale. Ce danger est aussi le signe d’un espoir, si l’on en croit Hannah Arendt, qui a consacré de beaux passages à la natalité dans Condition de l’homme moderne (1958). Toute naissance, que ce soit celle d’un dalaï-lama ou d’un simple mortel, est marquée du sceau de l’hétéronomie : je ne nais pas dans un acte de liberté de ma volonté. On me fait advenir au monde, et je n’y peux pas grand-chose. Dans les premières années de mon existence, je suis entièrement dépendant de mes géniteurs et/ou de mes éducateurs. Mais ce que souligne Arendt est que la naissance est aussi l’avènement d’une nouveauté dans un monde vieux : elle représente « la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par le droit de naissance ». Or c’est dans le « fait de la natalité » que « s’enracine ontologiquement la faculté d’agir », qui introduit quelque chose d’inédit parmi ce qui existe. Ainsi, si le futur dalaï-lama naît en Chine – ou en Inde –, rien ne dit qu’il ne pourra pas, plus tard, s’il décide d’agir, se libérer de toute emprise. Ce n’est pas certain, bien sûr, mais cela apporte au moins, précise Arendt, un peu de « foi et d’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence ». Il en faudra pourtant beaucoup pour que le futur chef spirituel des Tibétains réussisse à rester autonome.