Bruno Latour, le souci des choses
De l’exégèse biblique à l’hypothèse Gaïa en passant par la découverte des microbes par Pasteur ou au projet de métro automatique avorté Aramis, le fil directeur de l’œuvre de Bruno Latour (1947-2022) ne saute pas immédiatement aux yeux. Y en a-t-il vraiment un ? L’ensemble de son travail manifeste, par sa diversité même, une sensibilité et un intérêt indéniable à la diversité des « choses », à la diversité de leurs « modes d’être ».
Les choses, contrairement aux « objets » fantasmés par la modernité, que le « sujet » doit tenir à distance, nous interpellent, nous affectent, nous transforment de fond en comble. Impossible d’établir une coupure nette entre les hommes et les choses. De ce point de départ, l’on peut tracer deux axes de la réflexion latourienne telle qu’elle se déploie au départ, de son travail sur Pasteur jusqu’à la fin des années 1990.
- La construction de la science. Les objets scientifiques ne sont pas donnés, ils sont construits, produits par la démarche scientifique elle-même et son appareillage technique. La chose vaut pour les sciences humaines, bien sûr, mais elle est tout aussi valable pour les sciences dites naturelles – affirmation qui provoquera de vives réactions, au point que l’on parlera de « guerre des sciences » (Latour y reviendra en partie dans L’Espoir de Pandore). Pour Latour, nature et culture ne s’opposent pas, il existe une consubstantialité entre les deux, y compris là où l’on voudrait occulter ou supprimer la dimension sociale des choses que l’on étudie. Latour s’interroge sur les conditions de production des objets scientifiques – comme par exemple les microbes étudiés par Pasteur – dans La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques (1979). Il invite, dans La Science en action (1989), à ouvrir la « boîte noire » des procédures d’établissement de la vérité, et à étudier concrètement la science en train de se faire.
- L’acteur-réseau. Toutes les choses, pour autant qu’elles entrent dans le monde humain, sont dans une certaine mesure hybrides. Elles ne se contentent pas d’être là, face à nous, tel un médium neutre. La présence, la possession, l’appareillage par des choses nous transforme – c’est par exemple le cas des armes à feu. Il faut reconnaître à toutes les choses, y compris inanimées, une « agentivité » propre. Cette agentivité peut se coupler, à l’occasion, à l’agentivité humaine pour produire un nouvel « acteur hybride ». Partant de cette position, Latour développe (notamment dans Aramis ou l’Amour des techniques, 1992) sa célèbre « théorie de l’acteur-réseau », qui démultiplie les capacités d’agir et leurs possibles combinaisons.
Ces deux dimensions constituent, du point de vue du sociologue et philosophe, un démenti cinglant apporté au projet (ou plutôt au fantasme) de la modernité : celui d’un « Grand Partage », pour reprendre le mot de Phillipe Descola, entre nature et culture, objectivité et subjectivité, etc. Ce projet n’a jamais été réalisé. Il était irréalisable. « Nous n’avons jamais été modernes », tranche Latour dans l’essai polémique qui porte ce titre, publié en 1991.
C’est cet arrière-plan théorique qui conduira tout naturellement Latour vers l’écologie à partir de 1999 (et la publication de Politiques de la nature). Toute son œuvre est en effet tournée vers le souci des « non-humains » les uns par rapport aux autres. Latour proposera notamment, dans le sillage de Michel Serres, la création d’un « Parlement des choses » pour donner voix à l’ensemble de ces êtres qui sont privés de parole dans nos espaces politiques humains. Ce souci écologique revêt deux facettes principales.
- L’hypothèse Gaïa. S’intéresser à l’ensemble des êtres vivants, c’est s’intéresser à leurs interconnexions. La totalité de ces interconnexions, c’est Gaïa – non pas la divinité grecque, mais la planète Terre comme superorganisme, selon l’approche développée par James Lovelock. Gaïa, comme l’explique Latour dans Face à Gaïa (2015), c’est la « zone critique » : la zone d’habitabilité fragile de l’ensemble des vivants, dont il faut ajouter immédiatement qu’elle est le produit, la création des vivants eux-mêmes. Les plantes, en particulier, ont façonné notre atmosphère. Les humains sont en train détruire ce mince espace de vie.
- Les classes géosociales. Les classes sociales, telles qu’elles sont traditionnellement abordées dans la lutte des classes, sont des classes déracinées, déterritorialisées. Latour invite au contraire à resituer, à ancrer dans un « ici », à faire « atterrir » les problématiques humaines, pour tisser de nouvelles alliances et inventer de nouvelles manières d’agir. À l’heure de la crise environnementale, qui met sur le devant de la scène la destruction de nos milieux de vie, il faut désormais penser et agir en termes de « classes géosociales », comme Latour le souligne notamment dans Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (La Découverte, 2017).
S’il est difficile, impossible même, de résumer une œuvre plurielle comme celle de Latour, il est indéniable que cette œuvre est sous-tendue par un fil rouge. L’ontologie plate qu’il propose, c’est-à-dire une pensée horizontale qui refuse de hiérarchiser les choses et s’interdit de les considérer comme des entités isolées, est un apport majeur à la philosophie comme à la sociologie et à la science. Elle est surtout une invitation à explorer de nouveaux champs, mêmes les plus insolites. Invitation, en somme, à la curiosité qui s’affranchit des grands partages disciplinaires. Latour n’a cessé de pratiquer cette pensée des interstices, des entre-deux, qui exige d’oublier les frontières instituées. Son œuvre restera comme l’une des plus marquantes de ce début de siècle.
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