Baskets de daron

À un repas de famille, dimanche, la belle-sœur de Michel Eltchaninoff a remarqué que son mari et lui, deux respectables pères de famille, portaient les mêmes baskets. Des Veja blanches tout ce qu’il y a de plus écologiquement correct, les siennes immaculées, celles de Michel plus très nettes… “Des baskets de daron”, a-t-elle ajouté pour rigoler. C’est vrai ça…

« Vous avez certainement noté que depuis quelques années, de plus en plus de gens portent des baskets, et plus seulement les jeunes : des cadres dynamiques (avec jean, veste coquette et chemise blanche), des boomers en vélo électrique, des élus qui veulent rester dans le vent et, donc, des darons dans mon genre. Le bienfait, du point de vue subjectif, est incontestable : les baskets font nettement moins mal au pied que les Richelieu. Elles sont plus souples, plus légères, et donnent l’impression de ne pas se balladuriser trop vite.

Mais cette appropriation culturelle de leurs baskets bien-aimées doit énerver les jeunes, d’autant que la concurrence pour arborer les plus chic fait rage. C’est le syndrome du soixante-huitard, dénoncé en son temps par le philosophe marxiste, tendance orthodoxe, Michel Clouscard. Dans Le Capitalisme de la séduction (1981), il fustigeait cette mutation du capitalisme qui remplace le sévère patron ou bourgeois d’antan par le toujours jouisseur qu’il appelle “libéral-libertaire”. Le daron en baskets d’aujourd’hui se paye le luxe d’être aussi tendance que ses cadets, tout en profitant de revenus bien plus confortables. “Tout est permis, rien n’est possible”, résumait Clouscard.

En réaction, certains jeunes, à Londres, se mettent à porter des mocassins, remarquait récemment le Financial Times (journal où je suis sûr que presque tout le monde porte des baskets). Pour se distinguer de leurs aînés, ils se chaussent à l’ancienne, tout en alliant le cuir à la papa avec une veste de survêtement ou un pantalon de rappeur. Ce n’est pas inédit. Le best-seller Les Mouvements de mode expliqués aux parents (mon livre de chevet lorsque j’étais adolescent) explique ainsi que pour se différencier des punks éructant leur détresse existentielle en se roulant par terre, les adeptes de la New Wave, au début des années 1980, cherchaient à provoquer leurs parents baba cool en enfilant une veste tristounette, un pantalon en toile sombre, des lunettes d’ingénieur, un cartable avachi et… des chaussures de ville. Pour déjouer les stratégies des anciens qui cherchent à tout prix à rester dans le coup, et pour se payer leur tête, ils se contentaient d’imiter leur allure traditionnelle.

Je ne sais pas si tous les jeunes, pour se venger de la dépossession symbolique de leurs baskets, vont se mettre à porter des mocassins. Mais faire de la normalité un outil de révolte ou de provocation, c’est fort (et) drôle. Cela vous semblera sans doute parfaitement futile, mais il y a dans cette volonté sophistiquée de distinction quelque chose de la pulsion vitale. De mon côté, j’hésite encore à garder mes baskets ou à ressortir mes derbies. Même si, dans tous les cas, je resterai un irrécupérable daron. »

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