Baguette à 29 centimes : on ne badine pas avec le pain

« Le peuple français est, comme on le sait, celui qui consomme le plus de pain », écrivait Alexandre Dumas dans son Grand Dictionnaire de cuisine, en 1873. Cette particularité bien française n’a pas perdu son actualité. 

En témoigne la polémique suscitée par l’enseigne Leclerc, qui a décidé de vendre la baguette à 29 centimes – soit environ trois fois moins cher que son prix habituel. Les artisans boulangers ont vécu ce geste comme une nouvelle provocation de la grande distribution, qui menace ainsi leur commerce, mais aussi, de manière plus imagée, comme une manière de mettre en cause un symbole d’unité et d’égalité nationale. 

Aliment simple et pourtant fondamental, la baguette charrie un imaginaire politique et social très riche. Petit tour dans notre boulangerie littéraire et philosophique. 

Un symbole national 

En France, la baguette est vue comme un trésor national : une sorte de synecdoque de « l’esprit français » et de sa gastronomie – comme le cliché du Français qui se promène baguette sous le bras le laisse voir. C’est pourquoi on a raconté en détail, comme le fait le poète Françis Ponge, « la surface merveilleuse » de la baguette, « glissée pour nous dans le four stellaire […], façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses ». Un peu de farine, d’eau, de sel et de levure, et c’est tout un poème ! Étonnamment, c’est un philosophe allemand, Walter Benjamin, qui montre peut-être le mieux la spécificité nationale du pain. Selon lui, le mot allemand Brot, qui signifie « pain », ne correspond pas à son équivalent français : plus dense, d’un goût plus prononcé, le Brot est aussi moins facile à découper. Ne soyons pas chauvin trop vite, il ne dit pas que la version française est meilleure mais que les deux « tendent à s’exclure l’un l’autre ». On ne peut, en même temps, avoir une baguette de pain et de Brot, car la charge symbolique et l’histoire ne sont pas les mêmes dans les deux pays. 

Un symbole d’égalité 

« S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche. » On prête souvent à tort cette citation à Marie-Antoinette, en réponse à une révolte populaire. Cependant, il est plus probable qu’elle soit née sous la plume de Jean-Jacques Rousseau, qui, dans ses Confessions publiées en 1782, évoque le « pis-aller d’une grande princesse à qui l’on disait que les paysans n’avaient pas de pain ». L’expression est désormais devenue le symbole de la distance entre les puissants (monarchistes) et le peuple (républicain). Cette image idéalement égalitaire du pain se retrouve également chez Arthur Rimbaud, dans le poème Les Effarés. Cinq enfants en haillons y « écoutent le bon pain cuire », sans pouvoir y goûter. À l’inverse de ce supplice, Balzac, dans les Illusions perdues, évoque le restaurant Flicoteaux, situé sur la place de la Sorbonne : le pain y est gratuit, et les étudiants peuvent se servir « à discrétion c’est-à-dire jusqu’à l’indiscrétion ». Mais ici, la charité remplace la promesse d’égalité républicaine et ne peut constituer un modèle durable – pas plus qu’une baguette vendue une somme dérisoire par la grande distribution, sans considération pour la qualité du produit ni pour l’avenir des petits commerces. 

Un symbole d’exigence artisanale

Brader le pain ne peut se faire sans léser une profession stratégique, qui ne fait déjà presque aucune marge sur ces ventes (environ 5 centimes sur une baguette vendue 1 euro). Gavroche, le héros hugolien des Misérables résume à lui seul l’exigence que l’on peut avoir vis-à-vis du pain, « du vrai ». « Keksekça ? » demande-t-il, consterné, à un boulanger en train de lui servir un pain de mauvaise qualité. Riche de son audace et de quelques sous, il finit par acheter le bon pain blanc, le « larton savonné ». Ce coup de gueule montre à lui seul que le pain a toute une histoire artisanale exigeante. Diderot, dans l’Encyclopédie, retrace en détail l’importance d’un bon pétrissage qui permet de « mêler l’eau, le levain et la farine », afin de faire la pâte à pain. Ce geste canonique du pétrissage, le philosophe Gaston Bachelard en fait quant à lui l’objet d’une véritable rêverie « de gonflement » où « la miche toute ronde sous l’action du levain se tend comme un ventre » (La Terre et les rêveries de la volonté). Le vrai travail du pain, dans ce qu’il de manuel et d’exigeant a toujours fait rêver. 

Le goût avant tout !

Mais c’est aussi, et sans doute avant tout, une histoire de goût et de plaisir gustatif, car le pain, poursuit Ponge, « doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation ». De quoi donner raison à Épicure s’exclamant que « [s]on cœur est saturé de plaisir » quand il a du « pain et de l’eau ». Le débat qui fait rage sur cette baguette de supermarché trop bon marché, montre que nous tenons encore un peu à ce plaisir gustatif simple et quotidien du bon pain.