Avons-nous sacrifié les libertés au nom de l'utilité, ou l'inverse ? Peter Singer vs. Michael Sandel
Alors que la fin du confinement se profile et que l'on commence à voir le bout du tunnel d’une crise mondiale qui a mis à l’épreuve nos valeurs, deux figures majeures de l’éthique et de la philosophie politique contemporaine, Michael Sandel et Peter Singer, font le bilan moral de cette expérience. Avons-nous privilégié la santé à la liberté ? Les personnes âgées aux jeunes générations ? La vie longue et protégée à la vie brève et intense ? Pour Peter Singer, auteur de L’altruisme efficace, le Covid nous a conduit à sacrifier une part de notre liberté pour sauver des vies – ce qui est au fondement du raisonnement utilitariste. Pour Michael Sandel, auteur de Justice, les mesures de confinement et les priorités de la campagne vaccinale attestent que nous cherchons d’abord à protéger les plus vulnérables et les moins productifs – tout en valorisant le sacrifice du personnel soignant – ce qui est au fondement de l’éthique des vertus dont il est un partisan. Un bilan contrasté sur lequel nous n’avons pas fini de méditer.
Peter Singer : On oppose souvent au calcul utilitariste l’idée qu’il y aurait des droits et libertés individuels inaliénables. Eh bien, il me semble que la crise du Covid a montré que pour sauver des vies et réduire le nombre de décès et de malades, on était prêt à sacrifier la liberté de mouvement. À cet égard, la pandémie nous a conduit à adopter un raisonnement utilitariste.
Michael Sandel : Un des dilemmes moraux du Covid a été de savoir qui il fallait vacciner en premier, et la plupart des pays ont décidé de vacciner les plus vulnérables, les personnes âgées. Ce qui n’est pas très utilitariste…
PS : Désolé, mais ce n’est pas tout à fait exact. On a vacciné également en priorité le personnel médical, et cela obéit clairement à une rationalité utilitaire…
MS : C’est exact, on a donné la priorité également au personnel médical. Mais pour deux raisons. Par calcul : car les agents de santé permettent de soigner plus de patients malades et donc de promouvoir le bien-être général. Mais aussi, j’en suis convaincu, parce que le sentiment dominant était qu'ils le méritaient : ils avaient rendu des services héroïques, entrepris de grands sacrifices, tout en risquant de contracter le virus, la société était redevable à leur égard. Le fait qu’ils aient eu la priorité m’apparaît comme l’expression d’une gratitude pour les sacrifices qu'ils ont consentis. L’autre priorité a été donnée aux plus de 75 ans, qui sont passés avant les personnes âgées de 18 à 50 ans. Or il me semble encore une fois que ce n’est pas un argument utilitariste qui a prévalu ici, puisque les jeunes sont tout de même les travailleurs les plus productifs…
"Si le risque avait été réparti plus uniformément, cela aurait pu avoir un sens de vacciner en priorité les actifs ; mais ce n’est pas le cas"
PS : Cela a une justification utilitaire : les risques pour les personnes âgées étaient beaucoup plus élevés, tandis que peu de personnes de moins de 50 ans sont mortes du Covid et la plupart ont eu des symptômes bénins. Si le risque avait été réparti plus uniformément, cela aurait pu avoir un sens de vacciner en priorité les actifs ; mais ce n’est pas le cas. Par contre, on aurait pu hésiter, d’un point de vue utilitariste, à se rendre dans les établissements de santé pour vacciner des personnes âgées qui souffrent de démence grave irrémédiable et qui n'ont aucune qualité de vie. Prolonger leur vie n'est pas un avantage pour eux. Mais politiquement, personne ne peut assumer une politique d'évaluation de la qualité de vie des gens…
MS : En dehors de ces cas très spécifiques, ne considérez-vous pas qu’il eut été plus raisonnable, c’est-à-dire, pour vous, plus utile, de vacciner les jeunes en premier plutôt que les personnes âgées en bonne santé mais ne disposant plus que de quelques années d’espérance de vie ?
PS : Je ne sais pas dans quelle mesure vacciner les gens pour relancer l'économie était pertinent d’un point de vue utilitariste. Si les jeunes avaient couru des risques importants, alors les vacciner en priorité aurait certainement été pertinent. Et d’ailleurs, j’ai défendu l’idée qu’en cas de manque de lits en soins intensifs, il fallait prioriser ceux qui avaient le plus d’années à vivre – ce qui fut préconisé en Italie au pic de la crise, par certains médecins. Car je pense qu'il peut être pertinent de regarder le nombre d'années qu'il reste à vivre.
MS : Pour clarifier le principe, vous considérez que si vous avez une seule dose de vaccin pour deux personnes en bonne santé de 80 ans et une de 50 ans, vous la donneriez au plus jeune, car elle aurait plus d’années à vivre...
PS : En effet, si du moins elles ont un niveau égal de risque d’attraper le virus. Parce qu’il vaut mieux sauver des années de vie que des vies. C’est d’ailleurs reconnu par l’OMS qui prend cet élément en compte dans l’allocation de ses budgets de recherche. Le nombre d’années et la qualité des vies compte plus que le nombre de vies. C’est un raisonnement utilitariste.
MS : C’est remarquablement cohérent et honnête, mais ce que cette réponse fait ressortir, c’est que pour vous, Peter, ce qui compte moralement, ce ne sont pas des vies humaines, mais des années de vie…
PS : Tout le monde n’admet-il pas comme moi que la mort à 80 ans est moins une tragédie qu’à 50 ans ? Si vous êtes d'accord avec cela, c’est que vous tenez compte des années de vie.
"Vivre une bonne vie humaine, c'est vivre une vie avec une certaine trajectoire et un certain horizon de sens [...] ces considérations sont indépendantes du nombre d'années"
MS : C'est en effet une plus grande tragédie de mourir à 40 ans qu’à 80 ans. Mais pas pour la raison que vous avez donnée, pas à cause d'un calcul utilitaire d’années de vies respectives. Vivre une bonne vie humaine, c'est vivre une vie avec une certaine trajectoire et un certain horizon de sens. Nous sommes enclins à penser que la personne de 90 ans a vécu ce que nous appellerions « une vie pleine », la plénitude impliquant un jugement qualitatif et pas un calcul utilitaire sur le nombre d'années. La tragédie des jeunes qui meurent prématurément n'est pas une tragédie statistique. C’est une vie écourtée, son plein potentiel n'a pas été réalisé. Voilà ce que valorisons dans l'évaluation d'une vie humaine : plénitude, trajectoire, achèvement d'une vie. Et ces considérations sont indépendantes du nombre d'années…
PS : Je ne veux pas nier qu’il existe une dimension d’épanouissement qui soit pertinente dans la définition d’une vie bonne, mais je pense aussi que le nombre d’années que quelqu’un a à vivre est un facteur tout aussi important.
Ce sont deux des plus grandes voix de l’éthique contemporaine. Michael Sandel, dont les leçons sur la justice ont fait le tour du monde, fonde la…
Dans de nombreux pays, on a fait le choix de vacciner d’abord les personnes âgées contre le Covid-19. Un choix critiqué par certains, au…
Plusieurs laboratoires pharmaceutiques ont récemment annoncé avoir mis au point un vaccin efficace à plus de 90 % contre le Covid-19. Reste à…
Comme pour le Sras en 2016, le Covid-19 trouve son origine dans les « marchés humides » chinois, où des animaux sont parqués vivants et…
Il est le fondateur de l’antispécisme, qui prône l’égalité entre toutes les espèces vivantes. On aurait toutefois tort de réduire Peter Singer à…
[Actualisation : Julian Assange a été arrêté jeudi 11 avril 2019 par la police britannique dans l’enceinte de l’ambassade d’Équateur, où il est…
Imaginez un monde où l’eau, le sang ou la citoyenneté seraient devenus des marchandises. Cela vous paraît injuste ? C’est aussi l’avis du philosophe américain star des campus Michael J. Sandel. Du réveil au coucher, nous l’avons soumis…
Qu’est-ce qu’une société équitable ? Le bien commun ? Comment valoriser les contributions des citoyens à l’économie ? Comment…