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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Jean, 70 ans, et Marie-Paule, 59 ans, anciens ouvriers agricoles ont été exposés au chlordécone pendant des années. Elle a été opérée de la thyroïde, lui devrait être opéré ou suivre un traitement pour sa prostate. Leurs parents, également ex-ouvriers de la banane, sont décédés du fait de leur exposition à ce pesticide. © Benoît Durand/Hans Lucas

Scandale sanitaire

“Avec le chlordécone, on touche à la structure historique des sociétés antillaises”

Malcom Ferdinand, propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron publié le 24 janvier 2023 7 min

Les juges d’instruction du pôle santé publique et environnement de Paris ont récemment signé une ordonnance de non-lieu dans l'enquête sur les effets du chlordécone, un pesticide qui a empoisonné l’environnement aux Antilles et est soupçonné de provoquer de nombreuses maladies. Chercheur au CNRS, Malcom Ferdinand, auteur du livre Une Écologie décoloniale, revient sur cette décision, révélatrice, selon lui, des rapports néocoloniaux entre les Antilles et la France métropolitaine.


Après seize années de procédure, la justice française a prononcé un non-lieu définitif dans l’affaire du chlordécone aux Antilles. Tout en reconnaissant un « scandale sanitaire » qui affectera les humains et l’environnement « pour de longues années », les deux juges ont invoqué la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés », « commis dix, quinze ou trente ans avant le dépôt de plaintes ». Comment a été ressentie cette décision ?

Malcom Ferdinand : Ce non-lieu est annoncé depuis un an et demi, ce n’est donc pas une surprise. Il n’en suscite pas moins beaucoup de colère – colère peut-être d’autant plus forte que, précisément, elle s’accompagne à un sentiment d’inertie. Les Antillais se sentent méprisés par la justice dont ils ont le sentiment qu’elle ne prend pas en charge leurs problèmes. Ils ont le sentiment d’être traités, en tant que classe socio-raciale, différemment du reste de la population. Il y a d’ailleurs, dans la manière de procéder des juges dans cette affaire, bien des choses qui semblent contestables, à commencer par le fait qu’ils ne se sont jamais déplacés en Guadeloupe. Ce soupçon d’un traitement différencié – qui dépasse bien entendu la question du chlordécone – est encore accentué par la manière, au contraire très expéditive, dont ont été traduits en justice certains jeunes militants qui manifestaient en réaction au problème du chlordécone. Aux yeux de beaucoup d’Antillais, ce non-lieu participe d’une politique active de déréalisation du problème mené par la justice avec un soupçon de collusion avec l’État. Les gens ne comprennent pas qu’une contamination de cette ampleur n’ait pas encore abouti à la désignation de responsables. Du point de vue des populations, des habitants, les responsabilités sont bien identifiées, et depuis longtemps.

“Les Antillais se sentent méprisés par la justice dont ils ont le sentiment qu’elle ne prend pas en charge leurs problèmes”
Malcom Ferdinand

 

Faut-il parler d’une inaction totale des pouvoirs publics dans cette affaire ?

Il faut faire une distinction entre action d’État et action de la justice. L’État, à travers les préfectures qui sont chargées de la gestion des pollutions, a mis en place depuis 2008 des « plans d’action chlordécone ». Des mesures d’indemnisation ont été prises ; mais elles concernent seulement les cancers de la prostate reconnus comme maladie professionnelle, donc essentiellement les ouvriers agricoles (et sont indexées sur un certain nombre de prérequis : avoir travaillé un certain temps dans une exploitation, etc.). Ces mesures ne découlent pas nécessairement de la reconnaissance d’un tort, d’une faute, elles participent simplement d’une des fonctions de l’État, qui est d’assurer la protection des citoyens. De l’autre côté, l’action sociale de la justice, qui peut également déboucher sur des formes d’indemnisation, est précisément d’imputer des responsabilités, d’assigner des torts à leurs auteurs, etc. Ce sont deux niveaux très différents. Agir d’un côté ne dispense pas d’agir de l’autre ! Aux Antillais en colère devant l’inaction de la justice, certains répondent souvent : « Mais regardez tout ce que l’État fait déjà pour vous ! » Cette rhétorique confond deux niveaux d’action. L’existence des plans d’action ne signifie pas que l’on puisse se passer d’une justice effective, et impartiale.

“Aujourd’hui, la quasi-totalité de la population est touchée. Mais, au-delà, c’est la terre qui est aussi polluée. À certains égards, on peut parler, d’un écocide”
Malcom Ferdinand

 

Quelle est, en quelques mots, l’ampleur du problème du chlordécone aux Antilles ?

Les travailleurs agricoles ont été, bien entendu, parmi les premières victimes. Mais c’est aujourd’hui la quasi-totalité de la population qui est touchée, à des degrés évidemment divers. Et au-delà de la population, c’est le milieu naturel, la terre qui est aussi polluée. À certains endroits, il est devenu impossible de cultiver, dans des conditions saines, la patate douce ou l’igname – qui font partie de l’alimentation traditionnelle. On peut parler, à certains égards, d’un écocide.

“L’occultation de la mobilisation face au chlordécone est indissociable du rapport colonial entre l’Hexagone et les territoires dits d’‘Outre-Mer’, considérés comme marginaux”
Malcom Ferdinand

 

Nous avons évoqué l’inertie relative dans la prise en charge des conséquences. Mais, en amont, comment expliquer que ce produit ait été utilisé pendant si longtemps ?

C’est une question complexe et multifactorielle. Les premières demandes d’homologation (en 1968-1969) échouent, mais le produit obtient finalement une autorisation provisoire de vente en 1972. Il est alors introduit et dans une large mesure imposé par les exploitants agricoles. Il a fallu à peine quelques années pour que les alertes se multiplient. Dès 1974, en Martinique, les travailleurs agricoles réclament le retrait du produit. La mobilisation est réprimée violemment, dans l’indifférence ou l’ignorance de l’opinion publique hexagonale. Cette occultation est indissociable du rapport colonial entre l’Hexagone et les territoires dits d’ « Outre-Mer », considérés comme marginaux. En 1975, l’alerte vient cependant cette fois des États-Unis : l’entreprise Allied Chemical, détentrice du brevet du chlordécone, décide de fermer son site de production à Hopewell (en Virginie) en raison des effets sur la santé des ouvriers et de la pollution des eaux de la ville et de la rivière avoisinante. Le produit continuera cependant, pendant deux décennies, à être utilisé dans les Antilles, au gré du renouvellement des autorisations provisoires. Il sera finalement interdit en 1990 lors d’un alignement national sur les politiques européennes. Ce n’est que dans les années 2000 que des mesures de protections des Antillais sont prises, au terme d’un lent processus de politisation et de publicisation qui se heurte, entre autres, à des stratégies d’ignorance, à des récits qui tentent de masquer, dissimuler les formes de toxicité.

 

Des intérêts économiques entrent également en jeu, dans cette occultation du problème ?

Bien entendu, il y a des intérêts économiques puissants en jeu. Ceux des acteurs de l’agro-alimentaire, essentiellement. Le chlordécone a souvent été présenté par ces derniers comme un impératif utilisé à l’époque en l’absence d’autre solution pour faire face aux dégâts des charançons dans les bananeraies. Cette rhétorique qui consiste à dire qu’il n’y avait pas d’alternative se heurte à la réalité. Des méthodes agro-écologiques de lutte existent depuis les années 1910, notamment en Jamaïque. C’est surtout bien l’appât du gain, le désir de produire davantage et d’augmenter les rendements à moindres frais qui ont conduit à l’adoption généralisée de cette molécule, au mépris de ses effets.

 

Comment expliquer la puissance des acteurs de l’agro-alimentaire ?

L’économie des Antilles est une économie en grande partie agricole. Mais cette agriculture est, encore aujourd’hui, structurée par une logique coloniale. Dès l’origine, ces colonies sont pensées comme des « jardins » que vont exploiter, sans ménagement pour la terre et les populations, des acteurs occidentaux pour alimenter leurs propres marchés en produits alimentaires exotiques, la banane notamment. C’est ce que j’appelle l’habiter colonial. De grandes plantations en monoculture apparaissent (via la déforestation). L’agriculture traditionnelle, vivrière, s’effondre. On aboutit bientôt à cette situation paradoxale où les Antilles produisent pour des marchés extérieurs mais sont incapables de nourrir leur population, et doivent importer, en acheter sur ces marchés extérieurs de quoi subvenir à leur besoin. Aujourd’hui encore, les Antilles sont dépendantes d’un point de vue alimentaire. Dépendantes, en particulier, de l’Hexagone. Vous voyez combien, lorsque l’on touche la question du chlordécone, on touche plus largement la structure historique des sociétés antillaises, son rapport colonial ou post-colonial à la France hexagonale, aux institutions de l’État, aux acteurs économiques, etc.

“La plantation n’est pas seulement un site de production, elle désigne une manière de produire fondée sur un rapport extractiviste au tissu vivant qui implique des formes de domination socio-raciales et misogyne”
Malcom Ferdinand

 

Dans quelle mesure cette économie coloniale est-elle liée à ce que vous et d’autres avez nommé « Plantationocène » ? Pouvez-vous expliquer cette notion ?

La notion de Plantationocène s’inscrit dans des débats politiques et scientifiques sur la manière de caractériser l’ère géologique qu’on désigne en général comme Anthropocène. Pour certains, le terme Anthropocène pose problème dans la mesure où il impute la responsabilité du changement d’ère géologique à l’ensemble indifférencié des humains. D’autres termes ont été proposés, pour désigner plus justement les causes en jeu. Le Capitalocène, qui pointe du doigt l’économie capitaliste. Le Plantationocène, en l’occurrence, souligne la responsabilité socio-écologique du modèle de la plantation, qui s’est développé dans des colonies comme les Antilles. La plantation n’est pas seulement un site de production, elle désigne une manière de produire, fondée sur un rapport extractiviste au tissu vivant (où se croisent l’humain, le non-humain, la terre, les ressources minérales, etc.), qui implique des formes de domination socio-raciales et misogyne. Qui implique, également, comme je l’ai dit, des logiques spatiales : la production pour des marchés extérieurs, la décorrélation entre l’aire de production et celle de la consommation. Cette logique n’est pas dictée par un besoin, mais par le désir de capter une nouvelle manne financière. Les habitants de l’Hexagone ne vivent pas avec la banane Cavendish. La banane ne fait pas partie de leur quotidien alimentaire comme c’est le cas du blé, elle ne fait que l’agrémenter. C’est un produit dont on a enseigné le goût pour le vendre.

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