Arendt et les faux cousins chinois
À grands renforts d’intelligence artificielle et autres dispositifs technologiques, le régime de Pékin s’efforce de mettre en place, depuis des années, une surveillance généralisée de l’ensemble de la Chine. Les caméras de sécurité, cependant, s’arrêtent à la porte du domicile. Comment contrôler ce qui se passe au sein des foyers ? Comment éviter que les ferments de dissension ne se propagent d’une maison à l’autre, notamment dans le Xinjiang, à l’ouest du pays, où réside l’essentiel de la minorité musulmane ouïghoure ? Depuis 2017, le régime a décidé de s’immiscer directement dans l’espace privé : de faux « cousins » sont envoyés par le régime une semaine par mois, lors des « semaines de l’unité ethnique », afin surveiller les foyers, potentiellement contestataires, de l’intérieur. Le Monde proposait récemment une plongée dans cette cohabitation forcée. Pour la philosophe Hannah Arendt, cette dissolution de la frontière entre vie privée et vie publique est l’un des signes distinctifs des régimes totalitaires.
- Pour Arendt, la vie humaine se fonde sur la « division capitale entre domaine public et domaine privé ». La sphère privée est celle de la différence entre des individus qui s’occupent de ce qui leur est « propre » (idion) ; la vie publique, au contraire, est celle où les individus se reconnaissent comme égaux et prennent en charge le « commun » (koinon). La sphère publique est donc, par excellence, celle de la politique, de l’expérience partagée. La politique, cependant, ne peut faire abstraction de la « pluralité humaine ». Or c’est justement depuis l’espace privé du chez-soi que l’individu peut faire des expériences qui lui sont singulières et se forger un point de vue personnel sur le monde. En ce sens, vie publique et vie privée sont indissociables.
- Les régimes autoritaires se caractérisent, en général, selon Arendt, par un contrôle coercitif exercé par le pouvoir sur la sphère publique. En revanche, le pouvoir autoritaire laisse intacte la sphère privée. Non qu’il ne s’y immisce pas parfois, et n’exerce aucune pression sur elle ; cependant, il reconnaît, au moins implicitement, l’existence de cet espace privé comme un fait incontestable.
- C’est précisément ce qui fait la spécificité des régimes totalitaires aux yeux d’Arendt : le totalitarisme implique l’abolition de la frontière entre le privé et le public. Par la police comme par la propagande, le pouvoir totalitaire « envahit la vie privée et la vie intime » jusque dans ses moindres recoins. « La terreur totale ne laisse aucune place à une quelconque vie privée ; l'auto-coercition de la logique totalitaire détruit aussi bien la capacité de faire des expériences et de penser de l'homme que sa capacité d’action. »
- Sous le regard constant du pouvoir, l’individu se retrouve incapable de cultiver son individualité. Il n’est plus qu’un atome interchangeable dans une « masse », et éprouve la cruauté de « l’esseulement » – « l'expérience de ne pas du tout appartenir au monde, qui fait partie des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme ». Abolir l’espace privé permet au totalitarisme d’imposer son discours unique, car c’est à partir de l’espace privé que les hommes cultivent leur capacité à exprimer une multitude de points de vue sur le monde. Le totalitarisme – tel que la Chine le développe depuis des années – conduit ainsi irrémédiablement à une disparition du politique.
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